Assez décodé !
Site de René Pommier
 


¤ Accueil
 

………Rousseau, précurseur de la « nouvelle critique »



…… Dans Le Prince et le Marchand, (Fayard 1981) Pierre Barbéris m'a vivement pris à partie en m'accusant notamment d'être un « tenant du sens en béton ». J'ai répliqué non moins vivement en montrant qu'il était lui un « tenant du sens en eau de boudin ». Pour ce faire, je me suis appuyé sur l'effarante relecture marxiste du Misanthrope, qu'il nous propose dans son livre, relecture dont la thèse essentielle est que Célimène serait « une jeune femme d'origine plébéienne, épousée, pour son argent, [qui] a été introduite dans la société aristocratique par son mariage [1]». Pour m'inviter à revenir sur mon rejet des « lectures plurielles », Pierre Barbéris avait cru bon d'invoquer de m'objecter la « relecture » que Rousseau fait du Misanthrope dans la Lettre à d'Alembert : « Qui affirmerait que Le Misanthrope avait été correctement lu une fois pour toutes se verrait obligé de considérer comme néant la relecture de Rousseau, de ne pas la faire intervenir. M. Pommier prendrait-il ce risque ? Sans doute pas. Alors ? [2]»

…… On le voit, M. Barbéris n'a pas craint de répondre pour moi à la question qu'il me posait afin de me mettre en contradiction avec moi-même et il est persuadé (« alors ? » d'y être parvenu. Mais, bien loin de penser qu'il y ait lieu de tenir compte de la relecture de Rousseau et qu'on puisse l'invoquer pour justifier les lectures plurielles, je considère, au contraire, qu'elle totalement infondée et que, deux siècles, à l'avance, elle préfigure d'une manière très précise tous les errements de la « nouvelle critique ». Car il n'y a jamais rien de vraiment nouveau sous le soleil et 'la nouvelle critique' n'est qu'une forme particulièrement aiguê d'une vieille, d'une très vieille maladie de la critique, d'une maladie qui a toujours sévi et qui sévira toujours, et que l'on peut donc considérer comme une maladie chronique. Le délire d'interprétation est de tous les temps. De tous temps les hommes se sont ingéniés à lire dans les textes non pas ce que l'auteur avait effectivement dit, mais ce que, pour des raisons diverses, ils auraient voulu qu'il dît. Notre époque a sans doute battu tous les records dans ce domaine par le nombre des « lectures décodantes » et par leur degré d'extravagance et d'absurdité, mais elle n'a rien inventé.

…… La relecture que Rousseau nous propose, ou plutôt voudrait nous imposer, suffirait à le prouver. Elle présente, en effet, tous les défauts les plus criants des interprétations de la nouvelle critique. Rien d'étonnant à cela : pour faire dire aux textes ce qu'ils ne disent pas, voire le contraire de ce qu'ils disent, à toutes les époques les méthodes sont les mêmes. On sélectionne dans les œuvres des passages parfois réduits à une phrase ou à un vers que l'on sort de leur contexte pour leur faire dire ce que l'on n'aurait jamais pu seulement essayer de leur faire dire si l'on avait rappelé les phrases ou les vers qui les précédaient ou qui les suivaient immédiatement. On omet de citer tous les passages, parfois fort nombreux, qui contredisent l'hypothèse interprétative. On omet également d'évoquer tout ce que l'auteur aurait logiquement dû dire ou faire dire à ses personnages s'il avait eu les intentions qu'on lui prête. On joue sur les mots, on sollicite continuellement les textes, on les déforme, on les fausse on les falsifie impudemment. C'est ce que fait continuellement Rousseau sans le moindre scrupule.

…… Mais si la relecture de Rousseau annonce celles de la nouvelle critique, ce n'est pas seulement par les étranges méthodes qu'elle met en œuvre, c'est aussi par son contenu. De tous ceux qui, de nos jours, ont prétendu renouveler la lecture de Molière, le plus notable est sans doute Charles Mauron qui a influencé les metteurs en scène les plus en vogue. Il ne cite pas Rousseau, mais la vision d'ensemble qu'il nous propose du théâtre de Molière, rappelle de manière très précise celle de l'auteur de la Lettre à d'Alembert. Voici, en effet, comment il définit ce qu'il appelle le « mythe personnel de Molière »:

…… « 1) Un personnage masculin, relativement âgé - d'humeur bourgeoise et domestique (fixé à sa maison) fortuné et possessif - véridique (naïf et crédule) - est partagé entre la peur d'être volé et le désir d'acquérir de nouveaux biens dont la possession le flatte (considération, jeune femme).

……  2) Il devient la victime de personnages plus jeunes - mobiles, vifs - voleurs et séducteurs - menteurs, doués d'une grande puissance verbale et magique […]

……  3) Inhibé, berné, le premier personnage se voit atteint ou menacé dans son amour, ses biens, sa personne même [3]».

…… Prétendant, lui aussi, définir cerner l'essence du comique de Molière, Rousseau le fait en ces termes « Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt […] Examinez le comique de cet auteur : partout vous trouverez que les vices de caractère en sont l'instrument, et les défauts naturels le sujet; que la malice de l'un punit la simplicité de l'autre et que les sots sont les victimes de méchants : ce qui, pour n'être que trop vrai dans le monde, n'en vaut pas mieux à mettre sur le théâtre avec un air d'approbation, comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise la candeur des honnêtes gens [4».

…… On le voit, la lecture que Rousseau nous propose de la comédie moliéresque ressemble fort à celle que Mauron proposera deux siècles plus tard. Il opère le même renversement des rôles, les oppresseurs devenant des opprimés et les opprimés des oppresseurs, les tyrans devenant des victimes et les victimes des tyrans. Certes ! Mauron n'utilise pas un vocabulaire aussi moralisateur que Rousseau, de peur sans doute qu'on ne s'aperçoive que sa vision, qui se veut très novatrice, est en réalité très proche de celle, profondément réactionnaire, de Rousseau, elle-même très proche de celle des gens d'Eglise. Mais, s'il se garde bien de dire, comme Rousseau ne craint pas de le faire quelques lignes plus haut, que le théâtre de Molière est « une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres mêmes où l'on fait profession de les enseigner  », il n'en reste pas moins que, pour lui comme pour Rousseau, le théâtre de Molière dans lequel les braves gens sont les victimes de personnages sans scrupules, nous fait assister et applaudir au triomphe du mensonge et de la ruse et du vice sur la vertu. Mauron comme Rousseau ne craignent pas de prendre ainsi le contrepied des idées les plus généralement admises. À de rares exceptions près, en effet, celle des dévots principalement, tous les spectateurs et tous les lecteurs des comédies de Molière ont toujours considéré Molière comme le pourfendeur du vice et l'ennemi du mensonge.

…… Comme le seront celles des tenants de la nouvelle critique, les affirmations de Rousseau sont aussi catégoriques qu'elles sont paradoxales : elles nous sont assénées comme des vérités qu'on ne saurait songer à discuter [5], alors même qu'elle soulèvent immédiatement dans l'esprit de quiconque connaît un peu le théâtre de Molière les objections les plus nombreuses et les plus fortes. Comment peut-il prétendre que le « plus grand soin » de Molière « est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule »? Quand on se demande, en effet, quel personnage réellement bon Molière aurait tourné en ridicule, on a beau les passer rapidement en revue, on n'en trouve aucun. Aussi bien Rousseau se garde-t-il de nous proposer lui-même un seul exemple précis pour illustrer son affirmation. Non seulement aucun des personnages que Molière tourne en ridicule ne peut être considéré comme incarnant la bonté, mais ils font tous preuve d'un égoïsme foncier qui les rend souvent odieux et cela à l'égard de ceux-là même envers qui leur prétendue bonté devrait s'exercer en priorité, leurs propres enfants. Point n'est besoin pour le montrer de multiplier les exemples. Car les personnages que Molière a le plus tournés en ridicule, et qui devraient, par conséquent, si la thèse de Rousseau était fondée, être ceux se distinguent le plus par leur bonté, sont, au contraire, ceux qui se montrent les plus égoïstes et les plus tyranniques.

…… Regardons, en effet, les quatre personnages qui sont généralement considérés comme les plus grandes figures comiques créées par Molière, à savoir Orgon, Harpagon, M. Jourdain et Argan. De ces quatre figures, c'est sans doute M. Jourdain qui, à défaut de pouvoir illustrer appuyer la thèse de Rousseau, semble le moins la contredire. En effet, si l'on ne voit guère quelles pourraient être les manifestations de l'éventuelle bonté de M. Jourdain, à moins de considérer comme telles toutes les sommes d'argent qu'il donne à Dorante et le diamant qu'il lui confie pour l'offrir à Dorimène, il est vrai, en revanche, que M. Jourdain semble être plus bête que méchant et que ni sa femme ni sa fille ni même sa servante ne paraissent le craindre. Pourtant, même si M. Jourdain n'est sans doute pas vraiment méchant, il n'en sacrifie pas moins sa famille à sa lubie, manifestant le plus grand dédain pour sa femme parce qu'elle ne partage pas sa folie et refusant de donner sa fille à celui qu'elle aime. Certes ! M. Jourdain ne traite pas sa fille avec la même brutalité que les autres pères abusifs de Molière. Mais pourquoi ? Sans doute parce que, s'il a décidé de ne donner sa fille qu'à un gentilhomme, à la différence d'Orgon, d'Argan et d'Harpagon, il n'a pas encore trouvé le gendre qu'il lui faut. Le conflit avec sa fille va donc tourner court puisqu'il va se laisser abuser par le jeune homme qu'elle aime, qui se présente à lui comme le fils du grand Turc, et le lui proposer pour gendre. Mais les choses auraient probablement été bien différentes si, pour satisfaire sa lubie, il avait voulu contraindre sa fille à épouser un olibrius.

…… Argan non plus n'est pas vraiment méchant, mais dans sa hantise de la maladie, il refuse de laisser sa fille épouser celui qu'elle aime et prétend lui imposer un grotesque parce qu'il veut à tout prix un gendre médecin. Et lorsque Toinette lui objecte alors : « Mais votre fille doit épouser un mari pour elle, et, n'étant point malade, il n'est pas nécessaire de lui donner un médecin », il ne craint pas de lui répondre : « C'est pour moi que je lui donne ce médecin; et une fille de bon naturel doit être ravie d'épouser ce qui est utile à la santé de son père [6]». En fait de bonté, Argan fait preuve d'un égoïsme qui paraîtrait franchement odieux s'il ne s'exprimait avec tant d'ingénuité.

…… Orgon, lui, se montre véritablement odieux. Bien loin de faire preuve de bonté, il se montre parfois franchement sadique. C'est le cas notamment au début de la scène 3 de l'acte IV, lorsqu'il dit avec une ironie méchante à Elmire, Mariane Dorine et Cléante qui l'attendaient pour essayer de le faire revenir sur sa décision de donner Mariane en mariage à Taruffe : « Ah! je me réjouis de vous voir assemblés » et ajoute, s'adressant à Mariane « Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire / Et vous savez déjà ce que cela veut dire [7]». Et, lorsqu'elle se jette à ses pieds et le supplie de l'envoyer plutôt dans un couvent, il va jusqu'à lui répondre : « Debout ! Plus votre cœur répugne à l'accepter, / Plus ce sera pour vous matière à mériter. / Mortifiez vos sens avec ce mariage, / Et ne me rompez pas la tête davantage [8]». Si sa réplique est, de son point de vue, tout à fait logique, elle n'est est pas moins atroce. Certes, si Orgon se montre odieux avec les siens, c'est d'abord et surtout parce qu'il est sous l'influence de Tartuffe qui lui a enseigné qu'un vrai dévot ne devait s'attacher à personne, et il répète ses leçons lorsqu'il dit à Cléante : « Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme / Que je m'en soucierais autant que de cela [9]». Mais, quand on l'entend confier à Tartuffe : « Faire enrager le monde est ma plus grande joie [10]», on peut pourtant se demander s'il n'y a quand même pas chez Orgon un certain fonds de véritable méchanceté et s'il ne s'est pas entiché de Tartuffe et jeté dans la dévotion pour mieux tyranniser les siens, comme le pense Jacques Guicharnaud [11]. Quoi qu'il en soit, on ne saurait prétendre qu'Orgon est un homme bon.

…… Mais le père le plus odieux du théâtre de Molière est sans conteste Harpagon. Quand Frosine, après lui avoir dit qu'il vivrait au moins cent ans et dépasserait même les cent vingt ans, ajoute : « Il faudra vous assommer, vous dis-je, et vous mettrez en terre et vos enfants, et les enfants de vos enfants », il accueille avec joie cette prédiction et lui répond : « Tant mieux [12]». À Mariane qui vient de faire la connaissance d'Elise, il présente sa fille en ces termes : « Vous voyez qu'elle est grande, mais mauvaise herbe croît toujours » et il ajoute un peu plus loin : « Je vois que vous vous étonnez de me voir des enfants si grands; mais je serai bientôt défait et de l'un et de l'autre [13]» Lorsque Elise lui apprend que Valère l'a sauvée de la noyade, il lui répond « Tout cela n'est rien, et il valait bien mieux pour moi qu'il te laissât noyer que de faire ce qu'il a fait [14]». La Flèche résume son opinion sur son maître par cette phrase : « je n'ai jamais rien vu de si méchant que ce maudit vieillard [15]» et il dit à Frosine que « le seigneur Harpagon est de tous les humains l'humain le moins humain [16]».

…… Aussi bien, sentant sans doute que son lecteur aurait beaucoup de peine à admettre que le plus grand soin de Molière était de tourner la bonté en ridicule, Rousseau a-t-il essayé de noyer quelque peu le poisson en associant à la bonté la simplicité. Il semble, en effet, un peu plus facile, ou un peu moins difficile, de faire admettre que Molière ridiculise la simplicité qu'il ne l'est de faire admettre qu'il ridiculise la bonté et Rousseau escompte que celui qui acceptera la seconde affirmation, pourra en même temps accepter la première. Pourtant la seconde affirmation elle-même, même si elle est moins provocante que la première, n'en reste pas moins inacceptable. On pourrait d'abord estimer que Rousseau use d'un euphémisme en parlant de la « simplicité » des personnages que Molière ridiculise et qu'il serait plus juste de parler de « sottise ». Certes ! Rousseau semble le reconnaître en disant que « les sots sont les victimes de méchants ». Mais il ne tarde pas à se corriger et à suggérer que la prétendue sottise n'est que de la « candeur », en affirmant que le théâtre de Molière tend à « exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise la candeur des honnêtes gens ».

…… Quoi qu'il en soit, qu'il s'agisse de candeur, de simplicité ou de sottise, le seul tort des personnages comiques de Molière serait, selon Rousseau, de ne pas avoir été gâtés par la nature. Ils ne seraient donc pas vraiment responsables de leurs déboires et ils devraient susciter la pitié plutôt que le rire. Mais ce qui fait que l'on rit d'eux, ce qui les expose à être dupés et exploités par des imposteurs ou des escrocs, ce n'est pas seulement ce que Rousseau appelle « un défaut naturel » c'est aussi et surtout même « un vice de caractère ». Ce qui les rend vulnérables et profondément ridicules, ce n'est pas seulement un jugement déficient, un esprit critique insuffisamment développé et une grande crédulité, c'est aussi et surtout une passion qui les domine entièrement. Cette passion prend chez chacun d'eux une forme particulière, zèle religieux chez Orgon, idolâtrie de la noblesse chez Monsieur Jourdain, passion de l'argent chez Harpagon, culte du bel esprit chez les Femmes savantes, religion de la médecine chez Argan etc., mais au-delà de cette passion particulière, à son origine, on trouve toujours le même égoïsme fondamental et forcené, le même égocentrisme absolu.

…… Ces personnages que Rousseau et Mauron nous présentent comme des victimes sont tous des tyrans domestiques qui, pour satisfaire leurs lubies, n'hésitent pas à sacrifier le bonheur de leurs enfants. Mauron ne craint pas de dire que le personnage comique devient « la victime de personnage plus jeunes », suggérant qu'il est la victime de son âge et que les personnages plus jeunes profitent de son affaiblissement, alors que c'est exactement le contraire. C'est lui qui profite de son âge en abusant de son pouvoir parental pour imposer à ses enfants des choix inacceptables. Mauron souligne le fait que le personnage moliéresque est « un personnage masculin, relativement âgé », mais il oublie curieusement de dire que c'est aussi un père. Or c'est évidemment cette qualité de père qui est primordiale : si le personnage moliéresque est « un personnage masculin, relativement âgé », c'est parce qu'il faut qu'il soit un père. Et cela parce que c'est lui qui exerce l'autorité familiale, sauf si, comme Chrysale, il l'abandonne à sa femme. Le sujet principal des grandes comédies de Molière est le conflit de la jeunesse et de l'amour dont les droits sont bafoués par le pouvoir tyrannique de parents (généralement un père) égoïstes et aveuglés par une passion qui les fait tomber sous la coupe d'individus sans scrupules. À la fin les imposteurs sont démasqués et le dénouement nous fait assister à la victoire de la raison sur l'aveuglement, de la vérité sur le mensonge, et de la liberté sur l'abus de pouvoir. C'est, du moins, l'idée que, depuis plus de trois siècles, la quasi totalité des spectateurs, des lecteurs et des critiques se font de la grande comédie moliéresque.

…… Les deux relectures de Rousseau et de Mauron aboutissent, au contraire, à un complet renversement des rôles. Dans la comédie moliéresque, les responsabilités sont clairement établies, les torts clairement indiqués. Il y a deux camps nettement distincts celui de la raison, de la civilité, de la liberté d'aimer, et celui de là passion égoïste qui détruit les liens familiaux et sociaux et bafoue des droits de l'amour. Dans Le Tartuffe, on voit dès la première scène ces deux camps s'opposer, d'un côté, Tartuffe, Orgon et Mme Pernelle, de l'autre, Toinette, Damis, Mariane, Elmire et Cléante. Et, tout de suite, la sympathie et l'antipathie du public sont orientées vers l'un et l'autre de ces deux camps. Dans la comédie de Molière, on sait toujours, on sait bien vite, on le sait généralement dès l'exposition, qui a tort et qui a raison. Le ou les responsables de la crise que le dénouement viendra résoudre sont clairement désignés et c'est d'eux que Molière nous fait rire. Il en va tout autrement dans les relectures de Rousseau et de Mauron. S'il fallait les en croire, on rirait de ceux qui ont raison. On rirait de ce qui ne devrait pas nous faire rire. Le dénouement, loin de constituer un retour à la normale, le rétablissement des droits bafoués par un tyran familial, verrait alors la défaite de celui qui détient l'autorité légitime. Il serait, nous dit Mauron, « atteint ou menacé dans son amour, ses biens, sa personne même ». Mais le dénouement ne constitue pas seulement une délivrance pour ceux qui étaient les victimes d'un père tyrannique. Bien souvent, il l'est aussi, et tout autant, pour ce père lui-même. Le dénouement du Tartuffe n'est pas seulement une libération pour Mariane et de Damis. Il l'est aussi, et peut-être plus encore, pour Orgon lui-même qui avait abdiqué tous ses droits entre les main d'un imposteur prêt à épouser sa fille et à coucher avec sa femme, et avait fait la donation de tous ses biens à un escroc qui s'apprêtait à le faire expulser et arrêter.

…… Certes ! lorsque Rousseau accuse Molière de « mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt », il peut faire valoir que Molière nous invite, en effet, assez souvent à applaudir la ruse et le mensonge. Mais pour convaincre des gens qui sont aveuglés pas la passion et pour confondre des imposteurs, on est bien souvent obligé d'avoir recours à la ruse et au mensonge. C'est bien malgré elle qu'Elmire feint d'être sensible aux avances de Tartuffe à la scène 5 de l'acte IV, mais il lui faut ouvrir les yeux d'un mari complètement subjugué par celui qu'il considère comme un saint et démasquer un maître fourbe qui vient de donner toute sa mesure à la scène 6 de l'acte III en réussissant non seulement à se disculper entièrement aux yeux d'Orgon, mais à renforcer encore un peu plus l'immense vénération qu'il lui inspire. Si, à la dernière scène des Femmes savantes, Ariste arrive en apportant deux lettres qu'il a fabriquées de toutes pièces, l'une annonçant à Philaminte qu'elle a perdu le procès qu'elle devrait gagner et qu'il lui en coûtera quarante mille écus, l'autre informant Chrysale que les deux banquiers à qui il a confié sa fortune ont l'un et l'autre fait banqueroute, c'est pour démasquer Trissotin et démontrer qu'il ne voulait épouser Henriette que pour son argent. Si Toinette se déguise ensuite en médecin, c'est pour arracher Argan à l'emprise de Monsieur Purgon. Si elle le persuade ensuite de faire le mort, c'est pour lui prouver que Béline lui joue la comédie du dévouement de la tendresse et ne souhaite en réalité que de le voir mourir au plus vite. Quand la ruse et le mensonge ne servent pas à démasquer l'imposture, ils servent à secourir de jeunes amoureux victimes de la ladrerie de leurs pères, comme le fait Scapin lorsqu'il soutire deux cents pistoles à Argante et cinq cents écus à Géronte pour les donner à Octave et à Léandre. Ils servent aussi à punir les méchants - c'est ce que fait Scapin lorsqu'il convainc Géronte de se cacher dans un sac pour échapper à un prétendu spadassin et le roue de coups de bâton - ou à s'en protéger – c'est ce que fait Scapin lorsqu'il apparaît à la fin de la pièce porté par deux hommes et la tête bandée comme s'il était blessé et sur le point de rendre l'âme afin d'arracher à Argante et à Géronte leur pardon pour tous les tours qu'il leur a joués. Ainsi, quand Molière met « la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt », il les met en même temps au service de la vérité et de l'équité.

…… Mais, contrairement à ce qu'affirme Rousseau, Molière ne met pas toujours la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt. Car ils sont souvent aussi le fait de personnages antipathiques et ridicules. Marron définit le personnage moliéresque comme « véridique » et Rousseau parle de sa « candeur ». Ce personnage pourtant n'hésite jamais, pour arriver à ses fins, à mentir, à renier sa parole, à violer le droit et à avoir recours à la ruse. Orgon ne craint pas de renier la parole qu'il avait donnée à Valère pour épouser sa fille, alors même qu'il avait déjà fixé le jour de la cérémonie. Monsieur Jourdain envoie sa femme chez sa sœur pour pouvoir régaler Dorante et Dorimène, et, lorsque madame Jourdain revient à l'improviste et les surprend, il prétend que c'est Dorante qui paie tous les frais. Argan, qui veut déshériter ses enfants au profit de Béline, demande sans vergogne à Monsieur de Bonnefoy de lui indiquer les moyens de contourner la loi : « Comment puis-je faire, s'il vous plaît, pour lui donner tout mon bien et en frustrer mes enfants ? » (acte I, scène 7). Harpagon, quant à lui, pratique une usure éhontée, affirme qu'il n'a pas d'argent, déclare à Maître Jacques qu'il ne lui en voudra pas du tout de lui faire connaître tout ce que ses voisins de lui et le rosse ensuite de coups, et il a recours à une ruse particulièrement odieuse en faisant croire à son fils qu'il a décidé de renoncer à épouser Mariane pour la lui laisser, à seule fin d'amener Cléante à se trahir et à lui avouer son amour. Mais, s'il y a un personnage de Molière, qui plus que tous les autres, incarne le mensonge et l'imposture, c'est évidemment Tartuffe. Et le moins que l'on puisse dire, c'est que Molière n'a rien fait pour essayer de le rendre un tant soit peu sympathique. Rien d'étonnant, par conséquent, si Rousseau qui, comme le feront tous les tenants de la nouvelle critique, ignore superbement tous les textes qui contredisent sa thèse, a choisi de ne pas dire un mot de la pièce dont il est le personnage éponyme.

…… Rousseau n'ignore pas que Molière est généralement considéré comme faisant la satire du vice, et il reconnaît du bout des lèvres que c'est parfois vrai, mais c'est pour ajouter aussitôt après qu'il l'encourage bien plus souvent qu'il ne le combat : « J'entends dire qu'il attaque les vices ; mais je voudrais bien que l'on comparât ceux qu'il attaque avec ceux qu'il favorise ». Et, pour le prouver, il prend trois exemples qui lui paraissent irréfutables. Il invoque tout d'abord Le Bourgeois gentilhomme : « Quel est le plus blâmable d'un bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le gentilhomme, ou d'un gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la pièce dont je vous parle, ce dernier n'est-il pas l'honnête homme ? n'a-t-il pas pour lui l'intérêt ? et le public n'applaudit-il pas à tous les tours qu'il fait à l'autre ? [17]» Rousseau ne doute pas un instant qu'on ne puise répondre à ces questions que par l'affirmative. Et c'est en partie vrai. On peut, en effet, considérer que Dorante est plus blâmable que Monsieur Jourdain. Cela étant, il s'en faut bien qu'on ne puisse reprocher à Monsieur Jourdain que d'être « un bourgeois sans esprit et vain ». Outre que c'est un euphémisme de dire qu'il est « sans esprit », il est aussi un père de famille qui dilapide le patrimoine, qui dédaigne sa femme, et veut s'opposer au bonheur de sa fille. Quant à Dorante, Rousseau joue sur les mots en prétendant qu'il nous est présenté comme « l'honnête homme de la pièce ». Il est vrai qu'il peut être considéré comme un « honnête homme », si l'on donne à cette expression le sens très restrictif qu'elle a, en effet, souvent au dix-septièmesiècle ;: « On appelle aussi honnête homme, dit le Dictionnaire de l'Académie française (1694), un homme en qui on ne considère alors que les qualités agréables et les manières du monde. Et en ce sens, honnête homme ne veut dire autre chose que galant homme, homme de bonne conversation, de bonne compagnie ». Mais Molière ne cherche pas, pour autant, à le présenter comme un homme honnête et honorable. Rousseau nous dit qu'il a « pour lui l'intérêt ». Sans doute, mais il n'a ni notre estime ni notre sympathie. Rousseau dit que le public applaudit à tous les tours qu'il joue à Monsieur Jourdain. Sans doute, mais le public applaudit aussi à la façon dont Dom Juan renvoie Monsieur Dimanche sans lui laisser le loisir de lui réclamer ce qu'il lui doit. Pour autant, il n'approuve pas plus Dom Juan pas plus qu'il n'approuve Dorante. Et il ne les applaudirait sans doute ni l'un ni l'autre si Monsieur Jourdain comme Monsieur Dimanche, n'avaient en partie mérité, et Monsieur Jourdain plus encore que Monsieur Dimanche, d'être bernés comme ils le sont. Car ils ne se laisseraient pas si facilement duper, s'ils n'étaient d'abord victimes de leur sotte vanité. Ce n'est pas à la malhonnêteté de Dorante que le public applaudit, mais à la punition de M. Jourdain. Bien loin que Molière nous invite à approuver la conduite de Dorante , il la condamne clairement par la bouche de Madame Jourdain : « Cela est fort vilain à vous, pour un grand seigneur, de prêter la main comme vous faites aux sottises de mon mari » (acte IV, scène 2).

…… Le deuxième exemple que prend Rousseau est celui de Georges Dandin, exemple qui lui paraît plus démonstratif encore :« Quel est le plus criminel d'un paysan assez fou pour épouser une demoiselle, ou d'une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d'une pièce où le parterre applaudit à l'infidélité, au mensonge, à l'impudence de celle-ci et rit de la bêtise du manant puni [18]? » Comme pour Monsieur Jourdain, le seul tort de Georges Dandin aux yeux de Rousseau serait d'être un peu fou et pas très malin. Ce que Rousseau ne dit pas, c'est que Georges Dandin n'est pas seulement « assez fou pour épouser une demoiselle », mais aussi et surtout assez égoïste, assez tyrannique pour épouser une jeune fille sans se soucier de ses sentiments. Et Angélique ne manque pas de le lui rappeler : « M'avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement et si je voulais bien de vous ? Vous n'avez consulté pour cela que mon père et ma mère; ce sont eux proprement qui vous ont épousé » (acte II, scène 2).

…… Rousseau a gardé pour la fin l'exemple de L'Avare, conscient que la conduite d'Harpagon est difficilement excusable. Il prétend cependant que, si condamnable qu'elle soit, celle de son fils l'est encore davantage : « C'est un grand vice d'être avare et de prêter à usure; mais n'est-ce pas un plus grand à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d'un air goguenard qu'il n'a que faire de ses dons [19]?» Mais la façon dont il présente les faits est singulièrement tendancieuse. S'il fallait en croire Rousseau, Harpagon maudirait son fils parce que celui-ci l'aurait poussé à bout en le volant, et en l'insultant gravement. Or, outre qu'il est quelque peu abusif de prétendre que Cléante a « volé » son père (c'est La Flèche qui s'est emparé de la cassette d'Harpagon et cela à l'insu de Cléante, qui a seulement décidé de la conserver provisoirement pour s'en servir de monnaie d'échange afin d'obtenir d'Harpagon qui lui laisse Mariane), lorsqu'Harpagon maudit son fils à la scène 5 de l'acte IV, il n'a pas encore découvert la disparition de sa cassette. Il s'en faut bien, de plus, que Cléante l'ait accablé de « mille insultants reproches ». On peut trouver, au contraire, qu'il fait preuve d'une retenue très méritoire [20]. Car, volontairement ou non, Rousseau a oublié de mentionner la comédie qu'Harpagon a jouée à son fils à la scène 3 de l'acte IV en feignant d'être disposé à lui laisser épouser Mariane. C'est cette comédie odieuse qui aurait dû d'abord révolter Rousseau plutôt que la très relative insolence de Cléante que la conduite de son père justifie amplement. Et, avant de s'indigner que Cléante accueille sa malédiction en disant à son père qu'il n'a que faire de ses dons, c'est de cette malédiction d'abord que Rousseau aurait dû s'indigner. Or il semble la trouver tout à fait normale. Mais comment peut-on trouver normal qu'un père maudisse son fils parce que celui-ci refuse de lui abandonner la jeune fille qu'il aime et qui l'aime ?

…… Pour conclure, on peut sans hésiter relever le défi de M. Barbéris et « considérer comme néant la relecture de Rousseau ». Et, de fait, personne, semble-t-il, ne l'a jamais vraiment prise au sérieux. On y a vu une lecture profondément subjective dont d'ailleurs Rousseau a lui-même reconnu le caractère paranoïaque, lorsqu'il a évoqué, dans Les Confessions, les circonstances dans lesquelles il avait écrit la Lettre à d'Alembert : « Plein de tout ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant de violents mouvements, le mien [mon cœur] mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la méditation de mon sujet m'avait fait naître ; mon travail se ressentit de ce mélange. San m'en apercevoir, j'y décrivis ma situation actuelle ; j'y peignis Grimm, Mme d'Epinay, Mme d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même [21]». Rien d'étonnant qu'une lecture si arbitraire préfigure celles de la « nouvelle critique ». Mais, à la différence de celles d'un Roland Barthes, d'un Lucien Goldmann, d'un Charles Mauron ou d'un Pierre Barbéris, elle est celle d'un grand esprit et d'un très grand écrivain. Faute donc de pouvoir éclairer en quoi que ce soit l'œuvre de Molière, la Lettre à d'Alembert retiendra toujours l'attention de tous ceux qui s'intéressent aux géants de notre littérature.


 

Haut de page

Retour à l'Accueil

 

NOTES :

[1] Op. cit., p. 266.

[2] Ibid., pp. 147-148.

[3] Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique, José Corti, 1962, p. 271.

[4] Rousseau, Du contrat social, Discours sur les sciences et les arts, Discours sur l'origine de l'inégalité , Lettre à M. d'Alembert, etc., , Garnier, 1962, pp. 148-149.

[5] C'est notamment le cas de celle que j'ai rappelée plus haut : « Qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce même Molière […] ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs plus dangereuses que les livres mêmes où l'on fait profession de les enseigner ?», ose-t-il écrire, alors qu'il énonce une affirmation dont, à l'exception de certains dévots, personne sans doute n'est prêt à convenir.

[6] Acte I, scène 5.

[7] Vers 1276-1278.

[8] Vers 1303-1306.

[9] Acte I, scène 5, vers 277-278.

[10] Acte II, s cène 7, vers 1173.

[11] Voir Molière, une aventure théâtrale. Gallimard, 1963, pp. 46-50

[12] Acte II, scène 5. Lorsque Molière fait dire à Frosine : « vous mettrez en terre et vos enfants et les enfants de vos enfants », il parodie sans doute ce que, dans les messes de mariage, le prêtre dit aux époux avant la bénédiction finale : « Que le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob soit avec vous et qu'il accomplisse en vous sa bénédiction afin que vous voyiez les enfants de vos enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération ».

[13] Acte III, scène 6.

[14] Acte V, scèbe 4.

[15] Acte I, scène 3.

[16] Acte II, scène 4.

[17] Op.cit., p. 149.

[18] Ibidem.

[19] Ibid., pp.149-150.

[20] Rappelons en quels termes Cléante «répond » à son père aux scènes 3 et 5 de l'acte IV : « Comment pendard ? tu as l'audace d'aller sur mes brisées ? - C'est vous qui allez sur les miennes ; et je suis le premier en date - Ne suis-je pas ton père ? et ne me dois-tu pas le respect ! – Ce ne sont point ici des choses où les enfants soient obligés de déférer aux pères ; et l'amour ne connaît personne - Je te ferai bien me connaître, avec de bons coups de bâton Toutes vos menaces ne feront rien - Tu renonceras à Mariane - Point du tout - Donnez-moi un bâton tout à l'heure ». […] C'est toi qui as promis d'y renoncer. – Moi, y renoncer ? – Oui. – Point du tout. – Tu ne t'es pas départi d'y prétendre ? – Au contraire, j'y suis porté plus que jamais. – Quoi ? pendard, derechef ? – Rien ne me peut changer. – Laisse-moi faire traître. – Faites tout ce qu'il vous plaira. – Je te défends de me jamais voir. – À la bonne heure. – Je t'abandonne. – Abandonnez. – Je te renonce pour fils. - Soit. – Je te déshérite. – Tout ce que vous voudrez. – Et je te donne ma malédiction. – Je n'ai que faire de vos dons ».

[21] Livre X, édition de Jacques Voisine, classiques Garnier, 1964, p. 585.

 

Haut de page

Retour à l'Accueil