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………Sur le dernier hémistiche de L'Hymne de la mort.





………Je te salue, heureuse et profitable Mort !
………Des extrêmes douleurs médecin et confort !
………Quand mon heure viendra, Déesse, je te prie,
………Ne me laisse longtemps languir en maladie,
………Tourmenté dans un lit; mais, puisqu'il faut mourir,
………Donne-moi que soudain je te puisse encourir,
………Ou pour l'honneur de Dieu, ou pour servir mon Prince,
………Navré d'une grand'plaie au bord de ma province.

………………………………Ronsard, Hymne de la Mort, vers 337-344.



La fin de L'Hymne de la Mort est justement célèbre et, pour l'essentiel, les commentateurs me semblent avoir déjà dit tout ce qu'il y avait à en dire. Si, tout au long du poème, l'on découvre, avec Raymond Lebègue, « un pathétique débat entre un Ronsard qui s'efforce de trouver dans la doctrine du Christ et dans la sagesse antique des raisons de se résigner à la mort, et un autre Ronsard, qui fait sienne la célèbre boutade d'Achille (« Mieux vaut goujat debout qu'empereur enterré », dira La Fontaine), qui a horreur de la décomposition des cadavres, et qui préfère à la décrépitude et à la maladie une mort soudaine [1]», c'est tout particulièrement vrai de ces derniers vers. Ronsard commence par saluer la mort, par célébrer ses bienfaits en lui décernant les deux épithètes d' « heureuse » (le mot a évidemment ici un sens actif  : qui rend heureux) et de « profitable ». Or le vers qui suit vient aussitôt restreindre considérablement la portée de cet éloge en suggérant que la mort n'est vraiment « heureuse et profitable », que pour ceux à qui la vie ne peut plus apporter que d' « extrêmes douleurs » soit physiques soit morales (le mot « médecin » renvoie aux premières et le mot « confort » aux secondes). Mais c'est surtout dans le souhait d'une mort la plus soudaine possible que l'homme en Ronsard, un homme qui a une profonde et insurmontable horreur de la mort, s'oppose au chrétien qui, lui, doit regarder une mort soudaine comme le plus grand des malheurs puisque, en ne lui laissant pas le loisir de confesser ses péchés et de se mettre en règle avec Dieu, elle peut lui coûter le salut éternel [2]. Aussi bien, comme les commentateurs n'ont pas manqué de le faire remarquer [3], est-ce sans doute en partie pour essayer d'effacer le caractère antichrétien de ce souhait que Ronsard a souhaité mourir « pour l'honneur de Dieu », ou, et cela revient pour ainsi dire au même, puisque son Prince est le Roi Très Chrétien de la fille aînée de l'Eglise, « pour servir [s]on Prince ».

Mais, si tout, ou presque, paraît avoir été dit sur les derniers vers de L'Hymne de la Mort, il est un détail, pourtant, que les commentateurs, du moins à ma connaissance, ne semblent pas avoir pensé à expliquer. Car, si l'on comprend fort bien pourquoi Ronsard a souhaité mourir « navré d'une grand'plaie » (outre que la mort a ainsi davantage de panache, plus la plaie est grande, et plus on a de chances de mourir soudainement, l'idéal en ce domaine étant d'être fendu d'un seul coup d'épée de la tête au coccyx comme dans les chansons de geste), on comprend moins bien, en revanche, du moins à la première lecture, pourquoi il a souhaité mourir « au bord de [s]a province [4]». Certes ! cet hémistiche répond d'abord à la nécessité de trouver une rime à « prince ». Les possibilités sont, en effet, peu nombreuses et le mot « province » est assurément celui qu'il est le plus facile, ou plutôt c'est le seul qu'il est facile de faire rimer avec « prince  ». Aussi cette rime est-elle très fréquente, pour ne pas dire qu'elle est quasi automatique : un poète qui cherche une rime à « prince » pense tout de suite à « province » et réciproquement [5].

Cet hémistiche ne saurait pourtant être considéré comme une cheville. Il est, en effet, tout à fait naturel que Ronsard exprime le souhait de mourir sur le sol de sa patrie. En revanche, il est, à première vue, très étonnant qu'il souhaite mourir « au bord », c'est-à-dire aux frontières de sa patrie. On se serait plutôt attendu, en effet, à ce qu'il souhaitât mourir, au contraire, « au cœur de [s]a province », et cela d'autant plus qu'il a vécu presque toute sa vie ou en Vendômois, où il est né, où il a grandi et où il est mort, ou à la cour, et ainsi ne s'est que très rarement éloigné du cœur de la France. Si Ronsard a néanmoins souhaité mourir « au bord de [s]a province », ce ne peut donc être sans de bonnes raisons. Et, de fait, dès que l'on prend la peine de se mettre à sa place, on ne tarde guère à découvrir que ce souhait, à première vue incongru, est en réalité tout à fait logique et constitue le seul compromis possible entre des désirs contradictoires.

Ronsard souhaite mourir en combattant pour son pays. Mais celui qui souhaite mourir en combattant pour son pays souhaite d'ordinaire la victoire de celui-ci. Il devrait donc alors souhaiter mourir, non pas dans son pays, car cela voudrait dire que l'ennemi l'a envahi, mais, au contraire, dans le pays de l'ennemi et le plus loin possible à l'intérieur de ce pays. Mais la même raison qui fait souhaiter à Ronsard de mourir en combattant pour son pays, c'est-à-dire son grand attachement à celui-ci, lui fait aussi souhaiter de mourir sur le sol de ce pays et non à l'étranger. Et, bien sûr, s'il était libre de le faire, il souhaiterait mourir dans ce Vendômois qui l'a vu naître et qu'il aime tant. Malheureusement il ne le peut pas puisque ce souhait impliquerait que l'ennemi serait parvenu jusques au cœur de la France et dans cette région même qui lui est si chère. Souhaitant mourir sur le sol de son pays, sans que celui-ci ait néanmoins été envahi par l'ennemi, il n'a donc pas d'autre solution que de souhaiter mourir tout près de la frontière, « au bord de [s]a province ».[6]

À cette explication, on peut peut-être en ajouter une autre d'ordre moral. S'il souhaite mourir sur les frontières de son pays, c'est peut-être aussi parce qu'il veut mourir dans une guerre défensive, parce qu'il veut mourir « dans une juste guerre », comme Péguy, à qui, comme les commentateurs l'ont noté, cette fin de L'Hymne de la Mort fait irrésistiblement penser. Mais il ne veut pas mourir dans une guerre perdue, ou en passe de l'être  : il veut mourir en gardant le moral, et, pour ce faire, il veut non seulement mourir sans s'en apercevoir (car, il le sent bien, la pensée d'être sur le point de mourir risquerait fort de lui saper le moral), mais il veut aussi mourir confiant dans la victoire finale.


 

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NOTES :

[1] Raymond Lebègue, Ronsard, Connaissance des lettres, Hatier, 1961, p. 64.

[2] On peut, bien sûr, trouver comme Renan qui écrit dans les Souvenirs d'enfance et de jeunesse, à propos de la confession de Talleyrand que l'abbé Dupanloup avait réussi à obtenir in extremis : « Si les rémunérations et les châtiments futurs ont quelque réalité, il est clair que ces rémunérations et ces châtiments doivent doivent être proportionnés à une vie entière de vice ou de vertu. Le catholique ne l'entend pas ainsi. Une bonne mort couvre tout. Tout est remis au hasard de la dernière heure »

[3] C'est le cas notamment de M. Roland Derche.

[4] Rappelons que le mot "province" a ici le sens, qu'il tient du latin provincia ("pays gouverné"), d' "Etat, pays, royaume".

[5] Citons quelques exemples :

…… Et demande pour grâce à ce généreux prince
…… Qu'il daigne voir la main qui sauve la province (Le Cid, acte IV, scène 1, vers 1121-1122);

…… Une offense qu'on fait à toute sa province,
…… Dont il faut qu'il la venge , ou cesse d'être prince (Cinna , acte IV, scène 3, vers 1253-1254);

…… Et la postérité, dans toutes les provinces,
…… Donnera votre exemple aux plus généreux princes (Ibid., acte , scène 3, vers 1773-1774).

…… Quant aux tragédies de Racine, elles nous offrent 15 exemples où les mots "prince(s)" et "province(s)" se trouvent à la rime, et ils s'y trouvent toujours ensemble (Voir Freeman et Batson, Concordance du Théâtre et des Poésies de Jean Racine, Cornell University Press, 1968, pp. 994-996 et 1012).

[6] La solution idéale serait d'être atteint par le coup mortel alors qu'il se trouve sur le sol ennemi, les talons sur la ligne de frontière, afin qu'il puisse tomber en arrière pour mourir sur la terre de son pays sans que l'ennemi qui le tue y ait seulement mis un pied.

 

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