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……………De l'esclavage des nègres.

Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?

…………………………Montesquieu, De l'Esprit des Lois, livre XV, chapitre V [1].

Le chapitre De l'esclavage des nègres et la Très humble remontrance aux inquisiteurs d'Espagne et de Portugal [2], qui sont sans doute les deux textes les plus célèbres de L'Esprit des Lois, en sont aussi, l'un et l'autre, comme une interruption. Certes, tous les deux sont bien à leur place dans l'ouvrage : le premier, dans le chapitre XV [3], qui, avec le livre XVI [4], essaie d'expliquer l'origine de l'esclavage par la théorie des climats [5]; le second, dans le livre XXV [6], qui, avec le livre XXVI [7], étudie les lois dans leurs rapports avec la religion. Mais ils n'en constituent pas moins, dans l'ensemble de l'oeuvre, des textes nettement à part.
C'est ce que montre bien, pour le premier, le début du chapitre qui suit [8] ("Il est temps de chercher la vraie origine du droit de l'esclavage.") où Montesquieu semble s'excuser de s'être laissé un peu entraîner hors de son propos et d'avoir abandonné un instant l'attitude scientifique de l'historien et du sociologue pour l'ironie et le sarcasme. L'interruption est encore plus nette avec la Très humble remontrance, puisque l'auteur de L'Esprit des Lois y feint de s'effacer pour laisser la parole à un juif anonyme, à quelqu'un qui n'est ni historien ni sociologue, et qui sera moins que tout autre disposé à réagir en historien et en sociologue devant "une Juive de dix-huit ans, brûlée à Lisbonne au dernier auto-da-fé".
C'est qu'il y a dans L'Esprit des Lois, comme Raymond Aron l'a fort bien montré [9], deux attitudes différentes qu'il est bien difficile de concilier : celle du savant, qui cherche à rendre compte de la diversité des coutumes, des lois, des institutions et à en donner une explication déterministe, et celle du moraliste, qui porte sur elle des jugements de valeur, qui les approuve ou les condamne au nom de principes universels. La première attitude, en effet, risque fort de laisser bien peu de place à la seconde, car expliquer, c'est bien vite excuser, et excuser, c'est bien vite justifier. Rien n'est plus significatif à cet égard que l'évolution du verbe latin ignoscere qui, du sens étymologique de "chercher à pénétrer les raisons d'un acte", est passé au sens de "pardonner". La tentation était particulièrement forte pour Montesquieu qui, outre qu'il n'a pas, comme il le dit dans la Préface , "naturellement l'esprit désapprobateur [10]", n'aime rien tant que chercher à comprendre, qu'introduire de l'ordre dans un apparent désordre, que découvrir de l'intelligibilité là où semblait régner l'irrationalité. Aussi, avant d'étudier les causes qui facilitent l'apparition de l'esclavage dans certains pays et peuvent le rendre non pas plus tolérable, mais seulement plus probable, Montesquieu a-t-il tenu à exprimer une réprobation radicale. Il a voulu affirmer très nettement qu'il y a des des faits devant lesquels, même si le sociologue et l'historien peuvent, dans une certaine mesure, les expliquer, il faut savoir renoncer à comprendre, pour condamner, ne pas chercher à excuser, pour accuser, ne pas céder à la tentation de justifier, pour fustiger.
Mais, au lieu de condamner directement les esclavagistes, comme il le fera, par une démonstration d'une implacable progression, pour les inquisiteurs d'Espagne et de Portugal, il a préféré recourir à l'ironie et feindre de les défendre [11].



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L'ironie est déjà dans le plan du texte, ou plutôt, car il n'est constitué que d'une succession de très courts paragraphes sans aucun mot de liaison, dans son désordre apparent. Les arguments semblent nous être livrés pêle-mêle, comme si, submergé par l'abondance des idées qui lui venaient à l'esprit pour défendre l'esclavage, Montesquieu n'avait pas pris la peine de les ordonner et de les enchaîner, comme si, d'ailleurs, il n'en avait pas vu la nécessité, considérant que chaque argument se suffisait à lui-même et pouvait prétendre à lui tout seul justifier la cause des esclavagistes. Aussi nous sont-ils présentés sur un ton préremptoire : "ils ont dû mettre en esclavage (…) "; "Le sucre serait trop cher (…) "; "On ne peut se mettre dans l'esprit (…) "; "Il est si naturel de penser (…) "; "Une preuve que les nègres (…) "; "Il est impossible que nous supposions (…) ". Et, bien sûr, l'ironie est aussi dans le contraste comique qu'il y a, le plus souvent, entre le caractère catégorique des affirmations et leur évidente sottise. La façon dont les arguments sont assénés, ne souligne que mieux leur insanité.
Pourtant, si l'absence de toute liaison entre les paragraphes donne d'abord l'impression d'une succession gratuite, l'examen de leur contenu révèle bien vite un ordre qui ne doit rien au hasard. Ils nous offrent, en effet, deux sortes d'arguments : nous trouvons, en premier lieu, deux arguments destinés à prouver que l'esclavage des nègres répondait à une nécessité économique, et, ensuite, toute une série d'arguments qui tendent tous à escamoter le scandale de l'esclavage en montrant que les nègres ne sont pas des hommes. Cette seconde partie du texte, beaucoup plus longue que la première, fait intervenir tout d'abord cinq arguments fondés sur des préjugés raciaux (à cause de la couleur de leur peau et de leur mépris de l'or, les nègres ne répondent pas aux critères physiques et mentaux qui permettent de déterminer l'appartenance à l'espèce humaine), ensuite un argument fondé sur un préjugé d'ordre religieux, (les Européens, en général, et les esclavagistes, en particulier, sont censés être de bons chrétiens et se conduire comme tels) et enfin un argument fondé sur un préjugé d'ordre politique (les princes d'Europe gouvernent avec trop de sagesse pour n'avoir pas pris toutes les mesures destinées à empêcher que des êtres humains soient traités d'une manière indigne).
Les arguments d'ordre économique sont exposés les premiers, mais assez rapidement, car, s'ils sont les plus solides, s'ils sont même les seuls à être solides, ils sont aussi parfaitement sordides. Ils devront donc asseoir l'argumentation sur une base solide, et, en faisant appel à son intérêt, inciter le lecteur à accueillir avec une bienveillante indulgence et sans les examiner de trop près les arguments qui suivront et dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils seront beaucoup moins convaincants. Et ceux-ci, à dessein beaucoup plus nombreux, devront progressivement supplanter les premiers et faire oublier leur odieux égoïsme.

"Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais."

Cette première phrase constitue évidemment un préambule au plaidoyer proprement dit, préambule destiné, bien sûr, à avertir le lecteur des intentions ironiques de l'auteur, mais, en même temps, elle fait déjà partie de ce prétendu plaidoyer dont elle forme l'exorde. C'est Montesquieu, le philosophe, qui parle et qui nous alerte, mais, en même temps, c'est déjà le faux esclavagiste qui entreprend de se justifier et de nous convaincre. L'un et l'autre ont recours à l'irréel, mais c'est pour des raisons diamétralement opposées. Ils pensent l'un et l'autre qu'il n'y a aucunement lieu de défendre l'esclavage, mais, pour le premier, c'est parce qu'il le condamne radicalement, et, pour le second, parce qu'il l'approuve sans réserves. Cette institution, que le philosophe tient pour une abominable barbarie, n'a, pour l'esclavagiste, nul besoin d'être défendue. Elle n'en a nul besoin en fait, car elle n'est sérieusement attaquée par personne, sinon par quelques "petits esprits". Elle en a encore moins besoin en droit : tout le texte va le montrer, en effet, et plus particulièrement les exemples des peuples d'Asie qui font des eunuques et des Egyptiens qui faisaient mourir tous les hommes roux, aux yeux de l'esclavagiste, ce sont les faits qui créent le droit et non le droit qui est juge des faits. Il tient donc à nous avertir : il ne va s'expliquer que parce qu'il le veut bien, pour essayer, autant que faire se peut, d'éclairer les "petits esprits" et d'apaiser les consciences trop scrupuleuses. C'est là un procédé tout à fait classique : lorsqu'on veut défendre une cause, il est toujours habile de commencer par laisser entendre qu'elle n'a nul besoin d'être défendue et tout bon avocat sait s'étonner d'avoir à déployer une éloquence qui devrait être parfaitement inutile.

"Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres."

Si l'on ne veut pas faire comme ces "petits esprits" qui se hâtent de condamner l'esclavage des nègres, sans avoir pris la peine d'en rechercher les causes, il convient tout d'abord de le replacer dans son contexte historique et de le considérer avec toute l'ampleur de vue nécessaire. Cette ampleur de vue ne fait certes pas défaut au défenseur de l'esclavage qui, pour en expliquer l'origine, sait jongler avec les continents : Europe, Amérique, Afrique [12]. Certes, il peut sembler absurde de commencer par anéantir la population d'un continent pour y déporter ensuite celle d'un autre continent. L'esclavagiste en conviendrait sans doute et peut-être admettrait-il qu'il aurait mieux valu ne pas exterminer les peuples de l'Amérique. Il n'explique d'ailleurs nullement pourquoi les Européens ont agi ainsi, pas plus qu'il n'expliquera pourquoi les peuples d'Asie font des eunuques ni pourquoi les Egyptiens faisaient mourir tous les hommes roux. Peut-être ne le sait-il pas. Mais il se dit certainement qu'ils devaient avoir de bonnes raisons pour cela et que, de toute façon, ce qui est fait est fait. Quand bien même l'extermination des peuples d'Amérique aurait été une faute ou une erreur, il fallait d'abord songer aux moyens de la réparer. C'est à cette tâche que se sont résolument attachés les esclavagistes, tâche immense et ingrate, mais indispensable. Le "ils ont dû", solidement étayé par une proposition participiale à valeur causale ("ayant exterminé les peuples d'Amérique") qui le précède, et par une proposition finale à l'infinitif ("pour s'en servir à défricher tant de terres") qui le suit, insiste bien sur le fait que, si les Européens ont rendu les nègres esclaves, ce n'est pas de gaieté de cœur, mais parce qu'ils n'avaient pas le choix, parce qu'ils étaient eux-mêmes les esclaves de la nécessité et du devoir : des peuples civilisés ne pouvaient pas laisser un continent en friches. Aussi, alors qu'ils auraient pu tout laisser tomber et rester tranquillement chez eux, les Européens n'ont-ils pas hésité à assumer des soucis sans nombre et à s'exposer à d'immenses fatigues. L'ampleur même de l'entreprise, qui pourrait amener de petits esprits à la condamner encore plus radicalement en raison du nombre de ses victimes, est, aux yeux des esclavagistes, ce qui en montre le mieux la nécessité.
À travers ce que dit l'esclavagiste, on perçoit aisément ce que suggère le philosophe : les Européens qui réduisent les nègres en esclavage, qui ne voient en eux que des instruments ("pour s'en servir"), sont les dignes successeurs de ceux qui ont exterminé les Indiens d'Amérique. L'ironie de Montesquieu se révèle dans le contraste entre l'horreur des réalités évoquées et le détachement du ton qui est celui de la constatation tranquille : l'expression "mettre en esclavage" est volontairement neutre [13] et le mot "exterminé" est employé d'une manière purement objective et descriptive par l'esclavagiste dont la voix, loin de vibrer d'indignation, ne trahit, bien sûr, pas la moindre émotion.

"Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves."

Pour ceux qui n'auraient pas suffisamment le sens des exigences de la civilisation pour comprendre immédiatement qu'on ne saurait laisser en friches de si vastes territoires, l'argument suivant montre de façon plus précise l'intérêt de l'opération, en même temps qu'il explique pourquoi elle ne pouvait être menée à bien qu'en utilisant des esclaves. On aurait pu, en effet, essayer d'inciter les nègres, ou toute autre main-d'œuvre, à aller défricher l'Amérique et à y cultiver la canne à sucre en leur offrant des avantages matériels suffisants. Mais, si modiques qu'ils eussent été, le prix du sucre en aurait été plus ou moins augmenté. La substance de l'argument est donc fort simple : les Européens ont intérêt à se procurer le sucre au meilleur marché possible, et, pour cela, il faut utiliser des esclaves. mais la forme de l'argument essaie de masquer un peu le cynisme du fond. L'esclavagiste de Montesquieu se garde bien de dire : "Pour payer le sucre le moins cher possible, il faut faire travailler la plante qui le produit par des esclaves". Il renverse l'ordre des choses : au lieu de présenter l'esclavage comme un moyen en vue d'une fin qui serait le bon marché du sucre, il le présente comme la conséquence inéluctable de ce bon marché. Il ne dit pas, en effet, comme il devrait logiquement le faire : "Le sucre serait plus cher", mais "Le sucre serait trop cher". Le prix du sucre est présenté, non comme une résultante, mais comme un absolu : le sucre ne saurait, en aucun cas, coûter plus cher qu'il ne coûte en employant des esclaves. Nous avons deux facteurs en présence : le prix du sucre et le travail humain. Normalement c'est le premier qui devrait varier en fonction du second. Les esclavagistes font, en quelque sorte, varier le second en fonction du premier : plutôt que d'élever le prix du sucre, ils ont choisi d'abaisser le travail humain, c'est-à-dire de le rendre inhumain.
Le prix du sucre représente en un sens l'argument le plus faible des esclavagistes, en ce qu'il est le moins avouable, et c'est pourquoi il est présenté plus brièvement que tous les autres. Mais il est aussi leur argument le plus fort, et de très loin, puisqu'il est finalement leur seul argument vraiment sérieux, et c'est pourquoi il est présenté au début [14]. C'est lui qui constitue le nerf de toute l'argumentation. Grâce à lui, les arguments suivants bénéficieront d'un préjugé très favorable. Ce qui condamne les nègres à l'esclavage, c'est le prix du sucre. Mais, si cet argument suscite et étaye tous les autres, c'est pour s'effacer ensuite devant eux. C'est lui qui donne le vigoureux et décisif coup de pouce initial qui rendra persuasive la suite de l'argumentation, mais le but de cette argumentation sera finalement de le faire oublier. Pour les esclavagistes, les nègres sont d'abord des êtres tels que, s'il étaient traités en hommes et non en esclaves, le sucre serait nécessairement plus cher. Mais tout le reste de l'argumentation va tendre à rendre ce premier argument inutile en montrant que les nègres en sont pas des hommes. L'esclavage des nègres ne pose, en effet, un problème moral, il ne peut faire scandale que si l'on admet que les nègres sont des hommes. Dans le cas contraire, il n'a plus à être justifié et le mot même d'esclavage devient alors tout à fait impropre.

"Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre."

Pour l'esclavagiste, avant de songer à plaindre les nègres, il convient d'abord de bien se rappeler ce qu'ils sont et de ne se faire, à cet égard, aucune illusion. Or les "petits esprits" qui condamnent sommairement l'esclavage, sont des idéalistes qui ont une fâcheuse tendance à oublier la réalité. Il est donc nécessaire de bien la leur mettre sous les yeux dans toute sa brutalité, d'où ce rappel du fait essentiel : "Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête". La périphrase "ceux dont il s'agit" est très méprisante pour les nègres qu'elle tend déjà à exclure de l'humanité [15]. C'est à dessein aussi que l'esclavagiste emploie une tournure particulièrement insistante en disant, non pas "des pieds à la tête", mais "depuis les pieds jusqu'à la tête". On devine aisément ce qu'il veut suggérer. Si les nègres n'étaient noirs que par endroits, cela pourrait provenir d'une erreur, d'une inadvertance de la nature ou du créateur. Mais une telle insistance, une telle constance dans la noirceur ne peuvent être le fruit du hasard : il ne peut s'agir que d'une intention délibérée, que d'un dessein prémédité. Le fait de porter une peau si contraire aux usages ne saurait être accidentel. Il n'en faut point douter : cette noirceur totale suffit à rayer les nègres de l'humanité; la nature les a clairement censurés.
On peut penser aussi que l'ordre des termes n'est pas indifférent : l'esclavagiste ne dit pas que les nègres sont noirs "depuis la tête jusqu'aux pieds", mais "depuis les pieds jusqu'à la tête". Chez eux, c'est l'extrémité inférieure des membres inférieurs, c'est la partie du corps qui se salit le plus, qui semble avoir déterminé la teinte de tout le reste. Il va sans dire que, si les nègres sont noirs des pieds à la tête, les Européens, eux, sont blancs de la tête aux pieds.
On pourrait penser que, venant après celui de la noirceur, l'argument du nez écrasé est assez secondaire et peut-être l'esclavagiste ne l'évoque-t-il que pour faire bonne mesure. Mais, en prêtant cet argument à son esclavagiste, Montesquieu s'est sans doute souvenu de propos racistes qu'il avait pu entendre dans les salons bordelais ou ailleurs. Pour beaucoup d'Occidentaux, en effet, il n'y a point de beauté, et encore moins de dignité, si le nez n'est honnête [16]. Et, réciproquement, le sens de la grandeur, la majesté innée ne se laissent peut-être nulle part mieux deviner que dans le nez. Celui du général de Gaulle n'exprimait-il pas admirablement à quel point il se sentait au-dessus de la hargne, de la rogne et de la grogne ? Et quel organe a jamais mieux respiré la nargue, la morgue et l'orgueil que le nez ample et noblement renfrogné des Bourbons ? À côté des nez nobles, des nez généreux, des nez solennels, des nez raffinés ou passionnés des Européens, les nez nains des nègres ne paraissent-ils pas bien niais, leurs nez rognés ne sont-ils pas bien roturiers ? Comment pourrait-on, avec de tels moignons de nez, remplir des fonctions qui demandent de l'onction, qui exigent de la gravité, de la dignité, de la majesté ? Peut-on imaginer un pape au nez épaté, au nez aplati, au nez râpé ? Quel camérier s'abaisserait à baiser la mule d'un pape au nez camus ? Le blanc respire proprement : avec son long nez, il peut filtrer l'air, le goûter, le déguster. Le noir, avec son nez sectionné, absorbe toutes sortes de poussières et d'impuretés. Comment, avec un tel succédané de nez, pourrait-on respirer l'exquis et subtil parfum d'une rose ? Comment humer, comment analyser le bouquet d'un bordeaux capiteux ? plutôt que pour goûter des plaisirs raffinés, les porteurs de tels nez ne semblent-ils pas nés pour être malmenés ? Ces nez écrasés ne donnent-ils pas l'impression que les nègres sont faits pour recevoir des coups, comme d'ailleurs leur peau noire qui semble, de plus, les prédisposer aux travaux les plus salissants, car la saleté, non plus que les meurtrissures, ne s'y remarque guère ? Il va sans dire que les blancs sont, au contraire, extrêmement salissants, et que, sur eux, la moindre égratignure se voit immédiatement. Comment donc plaindre des êtres qui semblent nés pour peiner et pour souffrir ? Et d'ailleurs, s'ils sont faits pour souffrir, ils ne souffrent pas vraiment.
Au reste, en disant qu'il est "presque impossible de les plaindre", l'esclavagiste semble reconnaître implicitement que la chose n'est pas tout à fait impossible. Il sait, en effet, qu'il y a toujours des gens un peu bizarres, ou qui veulent à tout prix se distinguer des autres, et des esprits pervers. Il sait, car rien de ce qui est humain ne lui est étranger, que les sentiments les plus étranges et les plus dépravés se rencontrent toujours, que l'on peut même en retrouver la trace au fond de tout homme, si l'on creuse un peu trop. Il sait que lui-même, s'il se mettait à épier sans cesse tout ce qui se passe tout au fond de lui, à passer au crible tous ses sentiments, toutes ses réactions, à la façon de ces "petits esprits" qui compliquent toujours tout, qui cherchent partout la petite bête et s'appliquent continuellement à couper les cheveux en quatre, sans doute pourrait-il alors réussir aussi, un jour ou l'autre, dans un moment de fatigue ou de dépression, à isoler en lui quelque velléité d'apitoiement à l'égard des nègres. Mais n'est-il pas plus sain de se fier à ses sentiments les plus immédiats, à sa réaction la plus spontanée, et donc la plus naturelle ? Certes, cette réaction peut sembler, à la réflexion, difficile à justifier par des arguments rationnels. Mais justement, si, malgré son apparent manque de rationalité, cette réaction s'impose d'emblée avec tant de force et à tant de gens, c'est qu'il doit y avoir, même si elles ne sont pas clairement perçues, de sérieuses raisons pour cela . Ainsi, et les paragraphes suivants vont le montrer plus nettement, l'esclavagiste veut-il essayer, comme le font très souvent les sophistes, de faire de la faiblesse même de ses arguments un nouvel argument.

"On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir."

L'esclavagiste n'aurait sans doute pas admis, même d'une manière indirecte qu'il n'était pas tout à fait impossible, à l'occasion, dans un moment de doute et de faiblesse, d'être tenté de plaindre les nègres et de s'interroger sur la façon dont on les traite, s'il ne savait comment dissiper tout malaise à ce sujet et faire totalement disparaître la mauvaise conscience. Il va avoir recours, pour ce faire, à un argument hautement philosophique puisqu'il fait intervenir Dieu lui-même. Celui-ci va jouer un rôle que les hommes lui font souvent jouer bien malgré lui. Ils se plaisent, en effet, à invoquer sa sagesse infinie pour servir de caution à une idée à laquelle ils ont fort envie de croire eux-mêmes et de faire croire autrui, mais qui malheureusement reste trop incertaine et trop confuse dans leur esprit pour qu'ils puissent en démontrer vraiment le bien-fondé. Cette idée, ils s'empressent alors de la prêter à Dieu, car, une fois que Dieu sera censé la partager, il importera fort peu qu'elle paraisse incertaine ou confuse. Bien mieux, son incertitude et sa confusion se trouveront alors expliquées et, loin de la desservir, elles deviendront désormais les meilleurs garants de sa vérité : il est normal, dira-t-on, que ce qui est parfaitement clair pour Dieu dont l'intelligence est infinie [17], ne le soit pas pour nous dont l'intelligence est limitée. Ainsi, tant qu'une idée est censée venir de nous, il est évidemment regrettable qu'elle soit confuse, mais, dès qu'elle est censée venir de Dieu, il est normal qu'elle ne nous arrive qu'affaiblie et obscurcie, et sa confusion devient alors le signe même de son origine divine et le meilleur des arguments en sa faveur. L'esclavagiste serait probablement bien embarrassé, s'il lui fallait expliquer vraiment pourquoi il ne saurait y avoir d'âme, et encore moins d'âme bonne, dans un corps tout noir. Sans doute pourrait-il faire appel à ce symbolisme des couleurs, si répandu chez les blancs, qui associe le blanc au bien et le noir au mal et en vertu duquel l'âme est censée être blanche tant que les péchés ne l'ont pas noircie. Mais il se garde bien de le faire parce qu'il sent confusément que cet argument ne doit pas être très rationnel et qu'il ne fait pas très sérieux. Il est assurément plus habile d'affecter de croire que Dieu partage pleinement une opinion qui n'a, dès lors, plus besoin d'être justifiée. Nous avons là un exemple, volontairement grotesque et caricatural, d'un sophisme très souvent utilisé et par des gens très graves. Les théologiens catholiques nous expliquent ainsi qu'il ne faut pas que la profonde obscurité des mystères nous fasse conclure à leur absurdité, en nous disant que, si nous étions à la place de Dieu, ils nous deviendraient aussitôt parfaitement clairs [18]. Ainsi, parce qu'elle est le signe même de son origine divine, l'obscurité du mystère, loin de nous inciter à le rejeter, devrait être pour nous la meilleure raison d'y croire.
Les hommes sont généralement d'accord pour estimer que Dieu est très sage, mais ils le sont beaucoup moins dès qu'il s'agit de préciser le contenu de cette sagesse. C'est qu'ils ne trouvent d'ordinaire Dieu très sage que parce qu'ils le font penser comme eux. Le procédé est tout à fait classique : on prête à Dieu sa propre pensée et ensuite on s'émerveille ou on feint de s'émerveiller de constater qu'il y a entre Dieu et soi une parfaite conformité de pensée. Ainsi fait l'esclavagiste. Ce sentiment, chez lui encore passablement confus et mal assuré, qu'on ne saurait mettre une âme dans un corps tout noir, il le prête à Dieu. Et il se dit alors que, de toute évidence, si Dieu estime, lui aussi, qu'on ne saurait mettre une âme dans un corps tout noir, il sait, lui, pertinemment pourquoi. Point n'est besoin, par conséquent, de se casser la tête plus longtemps. Il suffit de s'en remettre à lui. Ainsi, grâce à Dieu, l'esclavagiste pourrait être maintenant tout à fait catégorique. Il ne faut plus dire des nègres qu'il est "presque impossible de les plaindre" : il faut dire que c'est absolument impossible.

"Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous, d'une façon plus marquée."

Pour les "petits esprits", qui n'ont vraisemblablement pas la tête assez métaphysique pour avoir bien compris toute la force de l'argument précédent, l'avocat des esclavagistes va maintenant apporter à l'appui de sa thèse deux exemples historiques, celui des peuples d'Asie et celui des Egyptiens. Le premier se trouve généralement supprimé dans les éditions scolaires qui mettent des point de suspension à la fin du paragraphe précédent. Beaucoup de gens ignorent donc l'existence de ces lignes, et même, semble-t-il, certains commentateurs. L'un d'eux, en tout cas, non content de citer le texte tel que le donnent les éditions scolaires, a cru devoir commenter le paragraphe précédent en essayant d'expliquer les points de suspension [19] .
Ne faisons pas subir au texte de Montesquieu le traitement que les peuples d'Asie font subir à certains hommes. Ce serait d'autant plus regrettable que ce paragraphe ne manque pas d'humour [20]. La lourdeur de la phrase qui, avec tous ses "que" et ses "qui", donne l'impression d'une puissante armature logique destinée à soutenir une déduction rationnelle et rigoureuse, contraste plaisamment avec le contenu pour le moins incongru de l'argument. Quant au mot "essence", outre qu'il nous fait attendre une justification plus philosophique que celle qui va suivre, il jure volontairement avec celui de "couleur" : rien n'est moins conforme à la logique que de définir "l'essence", c'est-à-dire la nature intime et profonde, ce qu'il y a derrière les apparences, par la "couleur" qui est, par définition, quelque chose de superficiel.
Si l'esclavagiste en appelle aux "peuples d'Asie", c'est que ce sont des peuples de vieilles civilisations, comme les peuples d'Europe, et qu'ils s'opposent par là aux peuples d'Amérique et d'Afrique; c'est aussi qu'ils "font des eunuques". Car la relative "qui font des eunuques" n'a évidemment pas, dans l'esprit de l'esclavagiste, une valeur purement descripitive : elle constitue d'abord une référence et doit être mise exactement sur le même plan que la relative "qui est un être très sage", dans le paragraphe précédent, et que l'apposition, "les meilleurs philosophes du monde", dans le paragraphe suivant, le parallélisme de la construction étant assurément voulu. À l'évidence, n'importe quelle peuplade ne peut pas se mettre, du jour au lendemain, à une telle pratique : faire des eunuques est, sinon un art, du moins une technique, qui exige d'avoir derrière soi, comme les peuples d'Asie qui réussissent admirablement les eunuques, tout un passé de vieilles traditions artisanales. L'emploi du verbe "faire" pour qualifier une opération essentiellement négative introduit une petite touche d'humour noir; on pense, mais le ton, bien sûr, est très différent, à la fameuse exclamation de Bossuet dans l'Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre : "La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ! la voilà telle que la mort nous l'a faite ! [21]". Il y a aussi de l'humour dans l'imprécision du renseignement, l'esclavagiste n'indiquant pas quel est le but d'une opération qui paraît ainsi entièrement gratuite. On pourrait croire que c'est une spécialité locale ou une coutume ancestrale, que les peuples d'Asie font des eunuques pour s'occuper, à leurs moments perdus, comme d'autres font de la poterie ou de la sculpture sur bois.
Mais, si Montesquieu fait de l'humour, son esclavagiste, lui, ne songe point du tout à en faire. S'il ne rappelle pas pourquoi les peuples d'Asie font des eunuques, c'est qu'il a ses raisons : il s'agit de présenter comme quelque chose de tout à fait naturel, de parfaitement normal, une opération qui, à première vue, paraît l'être bien peu. Pour décider de ce qui constitue la nature de l'homme, il invoque, en effet, des gens qui, comme les peuples d'Asie, mutilent, ou, comme les Egyptiens, détruisent d'autres hommes. On pourrait penser que ce sont là de bien étranges références. Mais il se dit, une nouvelle fois, ou plutôt il sent confusément que la faiblesse même de l'argument ne manquera pas , du moins pour certains esprits, ceux qu'il peut espérer convaincre, de prendre valeur d'argument. Non sans raisons, car, de même que, devant l'absurdité des croyances religieuses, certains esprits peuvent être tentés de se dire que, si des gens qui sont, par ailleurs capables de raisonner correctement et d'effectuer un certain nombre d'opérations intellectuelles parfois très complexes, adhèrent à des fables aussi extrvagantes, c'est peut-être qu'en dépit de toutes les apparences, ces croyances recouvrent des vérités profondes, de même, devant certains comportements, si étranges et si barbares qu'ils puissent paraître, quand ils sont le fait de gens qui se conduisent, par ailleurs, d'une manière très civilisée et ont des mœurs très raffinées, d'aucuns pouirront en venir à se demander si ces comportements ne s'expliquent pas finalement par les traits mêmes qu'ils semblent démentir et s'ils ne sont pas, en réalité, le fruit d'une longue expérience et la marque d'une profonde sagesse.
Le raffinement des manières qui caractérise généralement les peuples d'Asie, leur culte de la politesse et des bienséances poussé souvent jusqu'au formalisme sont soulignés grâce au mot "toujours" ("privent toujours les noirs…") avec un humour discret dont le mérite, redisons-le revient au seul Montesquieu et non à son esclavagiste qui n'en a nulle conscience. Sans doute, et l'on peut assurément le regretter, les peuples d'Asie n'hésitent-ils point à transformer des blancs en eunuques, mais ils savent toujours faire les distinctions qui s'imposent, en montrant bien qu'ils ne traitent pas les blancs de la même façon que les noirs. Certes, pour l'essentiel, l'opération est la même. Mais brutal et saignant, quand il s'agit des nègres, le même travail devient, pour les blancs, délicat et soigné : les instruments sont plus fins, les gestes plus précis, la cicatrisation plus rapide. C'est peu de chose, diront peut-être les esprits chagrins, et, une fois l'opération terminée, les blancs se trouvent tout aussi démunis que les noirs. Mais c'est précisément à ces petits égards, à ce souci des formes, à ces distinctions qui pourraient sembler sans importance, que l'on reconnaît les peuples vraiment civilisés. Ce sont de ces gestes qui, matériellement, ne comptent guère, mais que l'on apprécie tout particulièrement à cause de l'intention dont ils témoignent. Tant pis, finalement, si les peuples d'Asie transforment des blancs en eunuques, pourvu qu'ils ne les confondent pas avec les nègres ! Tant mieux même, aurait-on envie de dire, si ce doit être, pour eux, l'occasion de bien montrer qu'ils ne font pas le même cas des uns et des autres.

"On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains."

Ce paragraphe constitue un second raisonnement par analogie, fondé sur un nouvel exemple historique qui renchérit doublement sur le précédent. En effet, les Egyptiens s'en prenaient, eux, à des gens à qui on ne pouvait imputer une incongruité de couleur qu'à cause de leur seule chevelure, et, au lieu de se contenter de les mutiler, ils les tuaient. Cet exemple est donc, pour les esclavagistes un argument doublement a fortiori puisque, eux, ils ne tuent pas, mais mettent seulement en esclavage et que "ceux dont 'il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête". De plus, si les peuples d'Asie sont des peuples très policés et de très vieilles cultures, les Egyptiens appartiennent à la plus ancienne civilisation connue et constituent ainsi une référence encore meilleure. Diodore de Sicile [22], chez qui Montesquieu a sans doute trouvé cette information, explique le comportement des Egyptiens par une raison d'ordre religieux : on aurait sacrifié des hommes roux sur la tombe d'Osiris, parce que Typhon, son frère et son meurtrier, était représenté sous les traits d'un homme roux. Mais l'esclavagiste de Montesquieu se garde bien d'évoquer cette explication, qui pourrait amener ceux qu'il veut convaincre à se demander si les Egyptiens étaient bien "les meilleurs philosophes du monde", de même qu'il se garde bien d'indiquer que, à ce que dit Diodore de Sicile, l'historicité de ces sacrifices humains n'est pas du tout certaine. En disant seulement des Egyptiens qu'ils sont "les meilleurs philosophes du monde", il veut amener ceux à qui il s'adresse, après avoir trouvé sans doute ce comportement assez étrange de la part de grands philosophes, à se dire qu'au fond c'est peut-être justement parce qu'ils sont "les meilleurs philosophes du monde" qu'ils se conduisent ainsi. Car c'est hélas ! une attitude assez fréquente : au lieu de se demander s'il y a une raison qui pourrait justifer une croyance et un comportement, on constate cette croyance ou ce comportement et l'on en déduit ipso facto l'existence d'une raison qui les justifie, raison que l'on juge d'autant plus forte, d'autant plus profonde qu'on la voit moins. Quand on essaie de se demander pour quelles raisons et de quelle façon la position des astres au moment de sa naissance pourrait bien intervenir dans la destinée d'un individu, on est tout à fait incapable de trouver le plus petit commencement d'explication. Mais, bien loin d'être desservie par son irrationalité, c'est d'elle seule que l'astrologie tire tout son prestige auprès d'une clientèle qui croit d'autant mieux à l'action des astres que le mécanisme de cette action lui échappe complètement. Aussi l'esclavagiste escompte-t-il bien, plus ou moins consciemment, qu'au lieu de se demander, ce qui serait la seule attitude logique, pour quelles raisons le fait d'avoir des cheveux roux était d'une telle gravité que les Egyptiens se croyaient obligés de tuer tous les hommes qui en portaient, ceux qu'il veut convaincre adopteront l'attitude inverse et qu'il leur suffira de savoir que les Egyptiens, "les meilleurs philosophes du monde", faisaient mourir tous les hommes roux pour en conclure qu'être roux constitue évidemment un crime capital. D'ailleurs la formule "était d'une si grande conséquence que" est destinée à favoriser ce processus. Car, si le mot "conséquence" a ici le sens d' "importance", il évoque en même temps une idée de "suites", de "résultat", d' "effet" et le raisonnement vicieux de l'esclavagiste profite de cette ambiguïté : c'est l'importance de la couleur des cheveux qui légitime, selon lui, les conséquences que le fait d'être roux entraînait chez les Egyptiens, mais cette importance, il ne la déduit que de ces seules conséquences. Et l'expression "qui leur tombaient entre les mains" contribue, pour sa part, à donner l'impression qu'il s'agissait là d'un comportement tout naturel et qui ne témoignait, de la part des Egyptiens d'aucune méchanceté particulière à l'égard des hommes roux : ils ne les recherchaient pas systématiquement, ils ne leur faisaient pas la chasse; simplement, quand ils en trouvaient un, ils le tuaient.

"Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence."

Voilà l'argument sans réplique qui, dans l'esprit de l'esclavagiste, doit emporter la conviction de tous ceux qui hésiteraient encore à admettre que les nègres ne sont pas des hommes. Aussi triomphe-t-il, comme l'indiquent la construction de la phrase lancée par "Une preuve que", l'alexandrin bien cadencé : "c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre" [23], ainsi que le rythme assez ample et bien équilibré de la fin : "qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence" [24]. Et, s'il triomphe, c'est que l'argument lui paraît capital parce qu'il ne s'appuie plus sur des critères physiques, mais sur un critère intellectuel. Quelle que puisse être, en effet, l'importance de la couleur de la peau, il serait bien difficile de refuser aux noirs la qualité d'hommes, s'ils manifestaient une intelligence égale ou comparable à celle des blancs. Or comment peut-on supposer un instant, suggère l'esclavagiste, qu'il puisse y avoir une forme d'intelligence véritablement humaine chez des êtres qui dédaignent l'or et lui préfèrent le verre ?
Mais, derrière l'esclavagiste qui affecte de ne voir dans l'attitude des noirs que puérilité et stupidité, on entend Montesquieu dénoncer la cupidité de ceux qui les dupent et qui ont encore l'impudence de se moquer d'eux [25]. Pourtant l'attitude des noirs n'a rien d'étonnant, car, si en Europe l'or est rare, et le verre, très commun, il n'en est pas de même pour les Africains. L'esclavagiste ne veut pas voir que la valeur de l'or repose sur la convention et que c'est sa rareté surtout qui a fait sa fortune. Il ne possède en lui-même aucune vertu extraordinaire pouvant justifier qu'on lui attache spontanément une grande valeur. Mais, si l'on objectait à l'esclavagiste que l'importance intrinsèque de cet or, dont il parle avec une sorte de respect mystérieux ("l'or, qui… est d'un si grande conséquence"), n'est pas rationnellement évidente, il répondrait sans doute que c'est justement une de ces choses que les nations policées savent instinctivement. Car, entre autres critères, mais celui-ci pourrait bien être le plus important, c'est suivant qu'elles attachent ou non une grande importance à l'or qu'il définit les nations comme policées ou non. Là encore l'argumentation de l'esclavagiste relève donc du cercle vicieux et l'on résumerait parfaitement son point de vue en disant que, pour lui, ce qui prouve le mieux que les nègres ne sont pas des hommes, c'est qu'ils n'ont pas l'idée que les nègres ne sont pas des hommes.

"Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens."

Avec cet argument, le ton se fait encore plus catégorique, s'il se peut, en même temps que plus grave et plus solennel. Comme dans le paragraphe sur les peuples d'Asie, la lourdeur de la phrase est voulue : elle est due à l'emploi du subjonctif ("Il est impossible que nous supposions") plutôt que de l'infinitif ("Il est impossible de supposer") et à la reprise insistante ("si nous les supposions des hommes"). Pour le fond l'argument est constitué par le syllogisme suivant : "Nous sommes chrétiens et les chrétiens traitent tous les hommes en frères; or nous ne traitons pas les nègres en frères; donc les nègres ne sont pas des hommes". Le raisonnement peut assurément paraître assez étrange, puisqu'il renverse l'ordre normal des termes : à en croire l'esclavagiste, au lieu de juger les gens sur leurs actes, il faudrait juger les actes, du moins ceux des esclavagistes, sur les qualités morales que sont censés avoir, ou que s'attribuent, ceux qui les commettent. Et c'est pourquoi, d'ailleurs, l'esclavagiste s'est bien gardé de présenter son argument comme un syllogisme en forme. Il aurait été alors trop tentant de mettre en doute la validité de la majeure en s'appuyant sur la mineure. Mais, dans l'argument de l'esclavagiste, la mineure reste, à dessein, implicite et la majeure n'est formulée que d'une manière volontairement incomplète et ambigu‘. De la majeure, telle que nous l'avons reconstituée, c'est-à-dire telle qu'elle devait être pour que le raisonnement soit correct, on ne retrouve, en effet, que la première proposition ("Nous sommes chrétiens"), exprimée sous la forme d'une double négation ("Il est impossible de croire que nous ne sommes pas chrétiens", dit en substance l'esclavagiste). Il joue sur l'ambiguïté du mot "chrétien" : il y a le chrétien "théorique", celui qui a été baptisé, qui va à la messe le dimanche, qui fait ses Pâques… , et il y a le chrétien "effectif", qui vit et agit conformément aux principes du christianisme. Si l'esclavagiste est dans doute bien chrétien au premier sens du mot, et c'est pourquoi il fait semblant de se croire autorisé à raisonner à partir de l'affirmation qu'il est chrétien, il ne l'est nullement au second sens du mot, alors que son raisonnement implique que le mot soit pris aussi en ce sens. Si le syllogisme n'est pas formulé nettement, si les prémisses en restent en partie implicites, c'est donc parce que l'esclavagiste utilise avec une prudente habileté, à l'intention d'esprits peu rigoureux et prévenus en sa faveur, un argument qui, formulé plus explicitement, pourrait se retourner contre lui; c'est aussi parce que Montesquieu, s'adressant, lui, à des lecteurs suffisamment perspicaces, préfère leur laisser le plaisir malicieux de dégager clairement les prémisses du raisonnement, d'en déceler l'équivoque et de lire en transparence un autre syllogisme : "Les nègres sont des hommes et les chrétiens traitent tous les hommes en frères; or les esclavagistes ne traitent pas les nègres en frères; donc les esclavagistes ne sont pas des chrétiens". Et, au lieu de lancer au début le mot de "chrétiens", comme il l'aurait fait, s'il avait eu recours à un syllogisme en forme, il a voulu le garder pour la fin et lui conférer ainsi une force d'autant plus grande qu'à la place de "chrétiens", on s'attendait tout naturellement à trouver le mot "hommes", qui avait été répété à dessein et que le "nous-mêmes" semblait clairement annoncer . Bien entendu, si le mot "chrétiens" se substitue finalement à "hommes", ce n'est pas pour l'effacer, mais pour dire quelque chose de plus : dans toute société, l'esclavage est inhumain, mais dans une société chrétienne, il est en outre impie [26].

"De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale, en faveur de la miséricorde et de la pitié ? "

Dans ce dernier paragraphe, l'esclavagiste semble tout d'abord faire quelque peu marche arrière. En disant, en effet que "De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains", il reconnaît implicitement que les nègres pourraient bien n'être pas toujours traités avec toute l'humanité que l'on pourrait souhaiter. Mais c'est pour dire qu'il ne faut surtout rien "exagérer". Certes, en ce bas monde, on peut toujours trouver des abus, quand on cherche bien : si les hommes étaient parfaits, ils ne seraient plus des hommes. Il faut savoir en prendre son parti. Ceux qui refusent de le comprendre, ne sont que des rêveurs, qui n'ont aucun sens des réalités, comme ces "petits esprits" qui condamnent l'esclavage parce qu'ils ne voient, parce qu'ils ne veulent voir que le petit, que le mauvais côté des choses. On devine ce que l'esclavagiste pourrait encore dire, et d'ailleurs, il compte bien que nous saurons nous me dire à nous-mêmes : ces "petits esprits", ne sont-ils pas aussi, ne sont-ils pas surtout des esprits pervers ? S'ils ne voient jamais tout ce qui va bien, s'ils écarquillent sans cesse les yeux, au contraire, pour essayer de voir ce qui pourrait aller mal, n'est-ce pas parce qu'ils ont des idées, des tendances et des goûts profondément malsains ?
Par opposition à l'évidente mauvaise foi de ces "petits esprits" qui condamnent sommairement l'esclavage des nègres, le porte-parole des esclavagistes, en évoquant de lui-même, la possibilité d'une certaine injustice faite aux Africains, est évidemment persuadé qu'il a su montrer sa parfaite bonne foi. Aussi, au moment de conclure, se sent-il tellement à l'aise, tellement sûr de lui que son dernier argument ne se présente plus, comme tous les précédents, sous la forme affirmative, mais sous la forme interrogative. La réponse, pense-t-il, ne saurait faire aucun doute. Comme le précédent, cet argument repose sur un syllogisme implicite que l'on peut formuler ainsi : "Les princes d'Europe, qui sont très sages, font entre eux toutes les conventions humanitaires qu'il y a lieu de faire; or ils n'ont pas fait de convention pour interdire l'esclavage des nègres; donc l'esclavage des nègres ne pose pas de problème humanitaire". Le point faible de ce syllogisme, c'est évidemment la majeure. Logiquement deux questions se posent : Les princes d'Europe font-ils tout ce qu'ils doivent faire ? Les nègres réduits en esclavage sont-ils traités de façon injuste ? Il est clair qu'on ne peut répondre oui à la première question que si l'on répond non à la seconde. Mais, pour les esclavagistes, sujets loyaux et respectueux des Princes, on ne saurait songer une seconde à répondre non à la première question. Le seul fait de la poser serait déjà tout à fait choquant et devrait être considéré comme un crime de lèse-majesté. Il en est donc de même de la seconde. Le véritable, le seul scandale, ce n'est pas le sort fait aux Africains : c'est de s'interroger sur ce sort et de mettre ainsi en doute la sagesse et l'humanité des princes qui nous gouvernent. Ce n'est pas par hasard si l'esclavagiste fait appel, pour terminer, au respect de l'autorité. Habilement la défense s'achève sur une menace voilée et amorce une contre-attaque. En condamnant l'esclavage et la traite des nègres, les "petits esprits" condamnent implicitement les princes d'Europe, qui, bien loin de condamner et d'interdire ces pratiques, les approuvent et les encouragent [27]. Ce sont donc des sujets peu sûrs, des révoltés, des révolutionnaires en puissance et il serait sage de les surveiller de près.
Mais, si, dans ce dernier paragraphe, l'esclavagiste hausse le ton, si sa voix se fait presque menaçante à l'égard des "petits esprits" qui condamnent l'esclavage, on entend, derrière lui, s'enfler une autre voix qu'on entendait déjà monter dans le paragraphe précédent : celle du philosophe. Nous passons, en effet, avec ces deux derniers paragraphes, d'une ironie froide à une ironie ardente où l'on sent vibrer une colère de plus en plus difficile à contenir. La relative "qui font entre eux tant de conventions inutiles" est très ironique : Montesquieu feint de croire (et c'est, bien sûr, ce que croit ou ce que veut faire croire son esclavagiste [28]) que les princes d'Europe ne feraient pas tant de conventions inutiles, s'ils n'avaient pas déjà fait depuis longtemps toutes celles qui étaient utiles. Mais on devine aisément que son indignation est grande. Ces princes d'Europe ne sont pas seulement ridicules parce qu'ils passent leur temps à signer solennellement, après d'âpres discussions, de longues et laborieuses négociations, quantité de conventions sur les sujets les plus vains, notamment pour régler de frivoles questions de protocole. Le zèle qu'ils déploient ainsi a quelque chose d'odieux et de criminel puisque ces maniaques des conventions internationales se sont bien gardés de faire celle qui était la plus urgente et la plus nécessaire, celle qu'auraient dû leur dicter depuis longtemps les sentiments d'humanité les plus élémentaires. Avec les derniers mots du texte ("en faveur de la miséricorde et de la pitié [29]"), Montesquieu, levant le masque de l'ironie, laisse enfin voir directement ses véritables sentiments et lance aux gouvernants et à l'opinion un appel éloquent. Derrière l'hypocrite question de l'esclavagiste qui n'attend qu'une seule réponse, on entend les questions pressantes que pose Montesquieu : "Comment les princes d'Europe n'ont-ils pas encore pris de mesures pour interdire la traite et l'esclavage des nègres ? Quand se décideront-ils à le faire ? "
Montesquieu, en lançant cet appel, savait qu'il serait un jour entendu. Car, tout en étant tout à fait conscient de la lenteur et des difficultés de sa progression, tout en sachant bien qu'elle était et qu'elle resterait toujours exposée, par moments, à de brusques et à de terribles retours en arrière, il croyait d'une manière générale, à une marche en avant de l'humanité, comme en témoignent, par exemple, ces lignes où, après avoir rappelé que le droit des gens romain admettait l'extermination de tous les citoyens des pays conquis, il écrit : "sur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d'aujourd'hui, à notre philosophie, à nos mœurs [30]". Mais sans doute était-il trop lucide pour nourrir l'illusion qu'il verrait lui-même exaucer un vœu si fervent. Et l'on sait qu'il faudra attendre près de cinquante ans après L'Esprit des Lois pour que, grâce à la Révolution française, cet appel commence à être entendu, et presque un siècle encore pour aboutir à une suppression à peu près générale de l'esclavage [31].



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Lorsqu'on relit ce texte célèbre, on est tenté de se demander tout d'abord comment des pratiques aussi iniques que la traite et l'esclavage des noirs ont pu se développer et durer, et cet étonnement scandalisé que nous éprouvons, c'est celui que Montesquieu a voulu communiquer à ses contemporains en prêtant à son esclavagiste des arguments aussi cyniques et aussi ineptes. mais, en même temps qu'il nous invite à nous poser cette question, le texte de Montesquieu nous fournit les éléments nécessaires pour y répondre. Car, si ce prétendu plaidoyer est volontairement maladroit, si certains arguments (comme ceux des peuples d'Asie qui font des eunuques et des Egyptiens qui faisaient mourir tous les hommes roux) sont encore plus grotesques qu'ils ne sont odieux, si ce texte est donc une charge, il n'en constitue pas moins, en même temps, un catalogue des divers arguments réellement utilisés par les milieux esclavagistes et que Montesquieu parfois ne reprend qu'en les déformant très légèrement. Il aurait pu ne prêter à son esclavagiste que des arguments parfaitement absurdes et extravagants; il aurait pu, nous l'avons vu, souligner plus nettement le caractère vicieux de certains raisonnements; il aurait pu déformer davantage certains propos qu'on devait entendre presque quotidiennement à la table de certains armateurs bordelais. Il a préféré chercher un équilibre particulièrement subtil entre la caricature et l'exactitude, et prêter à son esclavagiste, en dépit de sa balourdise, une indéniable habileté que manifeste notamment, le plan, volontairement dissimulé, de son argumentation. Si donc Montesquieu a choisi un procédé plus complexe qu'il ne semble tout d'abord, c'est, bien sûr, parce qu'il a voulu laisser à la subtilité de ses lecteurs le soin de découvrir toute la stupidité de certaines justifications; c'est parce qu'il a voulu ridiculiser les arguments réellement utilisés par les esclavagistes, en les reprenant presque textuellement et en les mettant sur le même plan que d'autres inventés de toutes pièces pour être d'une insigne ineptie; c'est surtout parce qu'il a voulu montrer non seulement l'extrême faiblesse de la position des esclavagistes sur le plan du droit, mais aussi la force des intérêts et des préjugés sur lesquels ils s'appuient. Car ce texte, mieux qu'aucun autre peut-être, montre comment l'intérêt et la sottise se coalisent pour soutenir l'injustice. Il montre comment il y a une solidarité des intérêts : l'intérêt des consommateurs de sucre rejoint celui des négriers. Il montre comment il y a une solidarité des sottises : les préjugés de toute sorte, raciaux, politiques et religieux, se soutiennent les uns les autres. Il montre enfin comment il y a une solidarité des injustices : les injustices dont ont été victimes les peuples d'Amérique exterminés par les Européens, les hommes transformés en eunuques par les peuples d'Asie et les hommes roux tués par les Egyptiens, servent toutes à justifier celles que l'on a faites aux Africains.


 

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NOTES :

[1] De l'Esprit des Lois, édition de Jean Brethe de la Gressaye, Les Textes français, Les Belles Lettres, Paris, 1955, tome II, pp.220-221.

[2] Livre XXV, chapitre XIII.

[3] Comment les lois de l'esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat.

[4] Comment les lois de l'esclavage domestique ont du rapport avec la nature du climat.

[5] Elle a été exposée dans le livre XIV : Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la nature du climat.

[6] Des lois dans le rapport qu'elles ont avec l'établissement de la religion de chaque pays et sa police extérieure.

[7] Des lois dans le rapport qu'elles doivent avoir avec l'ordre des choses sur lesquelles elles statuent. Ce livre, plus général que le précédent, ne traite qu'en partie (pour un tiers environ) du rapport des lois avec la religion.

[8] Véritable origine du droit de l'esclavage.

[9] Voir le chapitre consacré à Montesquieu dans Les Etapes de la pensée sociologique, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1967.

[10] Œuvress complètes, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, l951, tome II, p. 229.

[11] Des lecteurs inattentifs ou peu subtils peuvent évidemment s'y tromper. Et, de fait, tous les professeurs de lycée ont beau expliquer à leurs élèves que De l'esclavage des nègres est l'exemple même du texte ironique qui, pris à la lettre, dit le contraire de ce que l'auteur veut faire entendre, il arrive régulièrement que Montesquieu soit pris pour un esclavagiste. Assez récemment encore, dans le numéro de février 1988 du mensuel Actuel, on a pu lire, sous la plume du directeur de la publication, M. Jean-François Bizot, un article intitulé « Quand les Français étaient négriers » qui citait ce texte célèbre en le prenant à la lettre. Et, qui plus est, croyant sans doute avoir fait une importante découverte, M. Jean-François Bizot n'a rien trouvé de mieux que de faire paraître, dans Le Monde ainsi que dans d'autres journaux, des placards publicitaires où, sur un fond noir, on lisait, en lettres blanches, la citation suivante : "On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu ait mis une âme dans un corps tout noir", et un peu plus bas : "Goebbels ? Peter Botha ? Non, Montesquieu". Il est évident que M. Jean-François Bizot n'a pas lancé cette campagne publicitaire sans en parler à ses principaux collaborateurs et l'on peut même penser que toute l'équipe du journal a du être au courant. Il faut donc en conclure qu'il ne s'est trouvé personne, dans cette, équipe, pour relever une erreur aussi monstrueuse. Et apparemment personne non plus ne l'a relevée dans les services publicitaires du Monde et des autres journaux qui ont publié ces placards. Fort heureusement, de nombreux lecteurs ont protesté comme moi, en écrivant ou en téléphonant, et M. Jean-François Bizot a cru devoir présenter ses excuses à Montesquieu. Il n'en reste pas moins que cet incident illustre, d'une manière aussi éclatante que consternante, l'inculture de trop nombreux journalistes.

[12] Montesquieu fait, bien sûr, allusion au massacre des Indiens d'Amérique et au "commerce triangulaire" des trafiquants européens qui allaient en Afrique acheter des esclaves noirs et les emmenaient en Amérique pour les y revendre.

[13] C'est à dessein que l'esclavagiste évite d'employer l'expression habituelle "réduire en esclavage" : elle est trop parlante.

[14] Le prix du sucre semble avoir effectivement été l'argument favori des esclavagistes du XVIIIe siècle. Rappelons que, dans Candide, au chapitre XIX, le nègre de Surinam, à qui l'on a coupé la jambe gauche et la main droite, conclut le très court récit de ses malheurs en disant : "C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe" (Voltaire, Romans et contes, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1979, p. 193). Selon M. René Pomeau, cet épisode, qui ne figure pas dans le manuscrit primitif, a sans doute été suggéré à Voltaire par une note d'Helvétius dans son livre De l'Esprit (1758). Parlant de la traite des Africains, il écrivait notamment : "On conviendra qu'il n'arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain" (voir Candide ou l'optimisme, édition critique par René Pomeau, Nizet, 1959, introduction, pp. 40-41).

[15] L'esclavagiste ne sait pas trop comment désigner les nègres. Il est, bien sûr, totalement exclu qu'il dise "ces hommes". Il dira tout à l'heure "ces gens-là" ("Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes"), mais ce sera faute de mieux, car le mot "gens", même employé comme avec des pincettes grâce à l'adverbe "là", ne peut s'appliquer qu'à des hommes. Il pourrait dire "ces êtres", mais l'expression serait, en revanche, trop dépréciative, et il ne veut pas avoir l'air d'être prévenu contre eux et de vouloir les exclure de l'humanité avant même d'avoir rappelé pourquoi il convient de le faire.

[16] On pourrait rappeler ici la célèbre remarque de Pascal : "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé" (Pensées, Brunschwicg 162, Lafuma 413). Il est à remarquer, en effet, que Pascal n'a pas écrit, comme on aurait pu s'y attendre : "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus long…". Mais il est vrai que, comme l'a malicieusement fait observer Jean Pommier, "Blaise avait le nez fort" (La « Vie » de Pascal par Gilberte Périer, Minard, 1967, p. 40, note 79).

[17] L'esclavagiste dit, lui, que Dieu "est un être très sage". La naïveté tout enfantine de cette définition ne manque pas d'humour, mais il est, bien sûr, de la part de l'esclavagiste, tout à fait involontaire. Il n'est assurément ni philosophe ni théologien et ne doit guère penser à Dieu. Il lui suffit de savoir qu'il constitue, tant sur le plan moral que sur le plan intellectuel, une caution tout à fait indiscutable.

[18] Ce qu'ils n'expliquent pas, et c'est bien dommage, c'est comment ils font eux-mêmes pour se mettre à la place de Dieu et pour pouvoir affirmer que tel dogme, qui nous semble parfaitement absurde, ne l'est pas aussi pour lui.

[19] "Les trois points de suspension sont là pour faire entendre que le raisonnement est à peine ébauché. On laisse au lecteur le soin de le poursuivre en argumentant. Mais un familier de Descartes devrait se contenter d'une évidence première (…)" (Voir P. Bourdat, « Montesquieu : 'De l'esclavage des nègres' », in L'Information littéraire, novembre-décembre 1967, p. 212). M. Bourdat était assurément fondé à dire, comme il le fait à la fin de son article, que certains "lisent mal" L'Esprit des Lois (p. 215).

[20] Il témoigne aussi de la persistance, chez Montesquieu, de cette veine quelque peu licencieuse qui lui avait inspiré les histoires de sérail des Lettres persanes.

[21] Bossuet, Oraisons funèbres , éd. de Jacques Truchet, Garnier, 1961, p. 173.

[22] Voir Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre I, 88, 44, édit. de C. H. Oldfather, The Loeb classical Library, Londres-New York, 1933, tome I, p. 300.

[23] Pour avoir un alexandrin, il faut, bien sûr, prononcer "collier" en faisant la diérèse.

[24] Le mot "nations" doit être lui aussi prononcé en faisant la diérèse. Cela accentue le caractère triomphal du ton et assure un parfait équilibre du rythme : "qui, chez des nations policées (9), est d'une si grande conséquence (9)".

[25] Montesquieu fait, bien sûr, allusion au fait que la verroterie était la principale monnaie d'échange des armateurs européens en Afrique noire, notamment pour se procurer des esclaves.

[26] Cet argument soulève un vaste problème doctrinal et historique qu'il est évidemment impossible de traiter ici d'une manière approfondie : celui des rapports entre le christianisme et l'esclavage. Montesquieu considère qu'un chrétien doit nécessairement condamner l'esclavage comme contraire à un principe fondamental du christianisme, celui de l'égalité de tous les hommes. Dans les Lettres persanes déjà, il faisait dire à Usbek : "Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs états, parce que, disaient-ils, le christianisme rend tous les hommes égaux (…). ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu'il leur était avantageux d'avoir des esclaves; ils ont permis d'en acheter et d'en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant" (Lettre LXXV, éd. de Paul Vernière, Garnier, 1960, p. 159). Mais, s'il est vrai que les théologiens chrétiens, les Pères de l'Eglise ou les prédicateurs se sont souvent plu à déclarer que tous les hommes étaient égaux, ils ont généralement précisé qu'ils étaient égaux… devant Dieu. Or cette précision réduit singulièrement la portée pratique de cette affirmation et tend à conférer à l'égalité ainsi proclamée un caractère purement théorique. Et, de fait, si certains auteurs chrétiens, au premier rang desquels il faut mettre saint Jean Chrysostome, ont vigoureusement condamné l'esclavage, nettement plus nombreux sont ceux qui l'ont justifié, comme Bossuet qui déclare dans le Cinquième Avertissement aux protestants, que condamner l'esclavage, "ce serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Paul, de demeurer en leur état et n'oblige point leurs maîtres à les affranchir" (Œuvress complètes, éd. Lachat, Louis Vivès, 1863, tome XV, p. 468). L'exemple de Bossuet est particulièrement significatif pour deux raisons. La première, c'est que le même homme qui jette ainsi l'anathème sur ceux qui condamnent l'esclavage, est aussi celui qui, dans la Politique tirée de l'Ecriture sainte, proclame solennellement et s'emploie à établir que "Tous les hommes sont frères" (Op. cit., tome XXIII, p. 482). On voit donc combien certaines grandes déclarations de principes tirent peu à conséquence. La seconde, c'est que, comme la plupart des auteurs chrétiens qui ont prétendu justifier les injustices établies, Bossuet s'appuie sur saint Paul, qui, dans la Première Epître aux Corinthiens (VII, 21-25), ainsi que dans l'Epître aux Ephésiens (VI, 5-9), dit aux esclaves de rester soumis à leurs maîtres. Certes, on a l'impression, du moins en lisant la Première Epître aux Corinthiens , que cette injonction, et, plus généralement, le conservatisme politique et social de saint Paul s'expliquent par le fait qu'il croit à l'imminence de la fin des temps et du retour du Christ dans sa gloire, et considère, en conséquence, qu'au lieu de chercher à transformer la société, il ne faut songer qu'à se préparer moralement à ce grand événement. La position de saint Paul serait donc imputable à une erreur de prospective. Le malheur est que, si le Christ n'est pas venu, les écrits de saint Paul sont restés et qu'ils sont devenus, pour la pensée chrétienne, la référence promordiale.

[27] Ainsi, pour Choiseul, "la traite des noirs mérite plus de protection que toute autre, puisqu'elle est le premier mobile des cultures" (cité par Mario Roustan qui a commenté « De l'Esclavage des nègres » dans son Précis d'explication française, Delaplane, Paris,1911).

[28] De la part d'un homme aussi respectueux des autorités étables que l'esclavagiste, cette remarque quelque peu irrévérencieuse à l'égard des princes d'Europe pourrait surprendre. Mais, outre qu'il veut sans doute prouver qu'il n'est pas dépourvu d'humour et de liberté d'esprit, il veut surtout montrer qu'on ne saurait expliquer par l'oubli ou la négligence l'inaction des princes : s'ils n'ont rien fait pour les nègres d'Afrique, c'est vraiment qu'il n'y avait pas lieu de faire quoi que ce soit.

[29] On peut, bien sûr, estimer que le mot "miséricorde" n'est pas très bien trouvé, pour ne pas dire qu'il est assez malheureux. Car enfin on ne peut faire preuve de miséricorde qu'envers des gens qui se sont rendus coupables de quelque faute ? Et on se demande bien quelle faute ont pu commetre les noirs réduits en esclavage, puisque, à l'évidence, Montesquieu est à cent lieues de penser que ce soit une faute que d'être noir. Il aurait mieux fait par conséquent d'employer un autre mot que "miséricorde", par exemple "équité" ou "justice". Mais, puisqu'il a manifestement voulu, tout à la fin, lever le masque de l'ironie et ne laisser parler que le seul philosophe, le meilleur mot, et il aurait fallu terminer sur ce mot, aurait sans doute été "humanité". Si je puis donc me permettre de corriger Montesquieu, je pense qu' à la place de "en faveur de la miséricorde et de la pitié", il aurait mieux fait d'écrire "en faveur de la pitié et de l'humanité".

[30] Livre X, ch. 3, Du droit de conquête, pp. 378-379.

[31] Il faudra attendre 1815 et le congrès de Vienne pour que soit signée une "convention" interdisant la traite des noirs, et 1885 et l'acte de Berlin pour que les puissances coloniales s'engagent à supprimer l'esclavage lui-même. En France, l'esclavage avait été aboli dans les colonies par la Première République, mais, rétabli par le Consulat, il ne fut définitivement aboli qu'en 1848. L'Angleterre ne l'abolira qu'en 1833, la Suède qu'en 1846, les Etats-Unis qu'en 1863 et le Brésil qu'en 1888.

 

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