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……………De l'esclavage des nègres. Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
…………………………Montesquieu, De l'Esprit des Lois, livre XV, chapitre V [1].
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Et, bien sûr, l'ironie est aussi dans le contraste comique qu'il y a, le plus souvent, entre le caractère catégorique des affirmations et leur évidente sottise. La façon dont les arguments sont assénés, ne souligne que mieux leur insanité. "Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais." Cette première phrase constitue évidemment un préambule au plaidoyer proprement dit, préambule destiné, bien sûr, à avertir le lecteur des intentions ironiques de l'auteur, mais, en même temps, elle fait déjà partie de ce prétendu plaidoyer dont elle forme l'exorde. C'est Montesquieu, le philosophe, qui parle et qui nous alerte, mais, en même temps, c'est déjà le faux esclavagiste qui entreprend de se justifier et de nous convaincre. L'un et l'autre ont recours à l'irréel, mais c'est pour des raisons diamétralement opposées. Ils pensent l'un et l'autre qu'il n'y a aucunement lieu de défendre l'esclavage, mais, pour le premier, c'est parce qu'il le condamne radicalement, et, pour le second, parce qu'il l'approuve sans réserves. Cette institution, que le philosophe tient pour une abominable barbarie, n'a, pour l'esclavagiste, nul besoin d'être défendue. Elle n'en a nul besoin en fait, car elle n'est sérieusement attaquée par personne, sinon par quelques "petits esprits". Elle en a encore moins besoin en droit : tout le texte va le montrer, en effet, et plus particulièrement les exemples des peuples d'Asie qui font des eunuques et des Egyptiens qui faisaient mourir tous les hommes roux, aux yeux de l'esclavagiste, ce sont les faits qui créent le droit et non le droit qui est juge des faits. Il tient donc à nous avertir : il ne va s'expliquer que parce qu'il le veut bien, pour essayer, autant que faire se peut, d'éclairer les "petits esprits" et d'apaiser les consciences trop scrupuleuses. C'est là un procédé tout à fait classique : lorsqu'on veut défendre une cause, il est toujours habile de commencer par laisser entendre qu'elle n'a nul besoin d'être défendue et tout bon avocat sait s'étonner d'avoir à déployer une éloquence qui devrait être parfaitement inutile. "Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres." Si l'on ne veut pas faire comme ces "petits esprits" qui se hâtent de condamner l'esclavage des nègres, sans avoir pris la peine d'en rechercher les causes, il convient tout d'abord de le replacer dans son contexte historique et de le considérer avec toute l'ampleur de vue nécessaire. Cette ampleur de vue ne fait certes pas défaut au défenseur de l'esclavage qui, pour en expliquer l'origine, sait jongler avec les continents : Europe, Amérique, Afrique [12]. Certes, il peut sembler absurde de commencer par anéantir la population d'un continent pour y déporter ensuite celle d'un autre continent. L'esclavagiste en conviendrait sans doute et peut-être admettrait-il qu'il aurait mieux valu ne pas exterminer les peuples de l'Amérique. Il n'explique d'ailleurs nullement pourquoi les Européens ont agi ainsi, pas plus qu'il n'expliquera pourquoi les peuples d'Asie font des eunuques ni pourquoi les Egyptiens faisaient mourir tous les hommes roux. Peut-être ne le sait-il pas. Mais il se dit certainement qu'ils devaient avoir de bonnes raisons pour cela et que, de toute façon, ce qui est fait est fait. Quand bien même l'extermination des peuples d'Amérique aurait été une faute ou une erreur, il fallait d'abord songer aux moyens de la réparer. C'est à cette tâche que se sont résolument attachés les esclavagistes, tâche immense et ingrate, mais indispensable. Le "ils ont dû", solidement étayé par une proposition participiale à valeur causale ("ayant exterminé les peuples d'Amérique") qui le précède, et par une proposition finale à l'infinitif ("pour s'en servir à défricher tant de terres") qui le suit, insiste bien sur le fait que, si les Européens ont rendu les nègres esclaves, ce n'est pas de gaieté de cœur, mais parce qu'ils n'avaient pas le choix, parce qu'ils étaient eux-mêmes les esclaves de la nécessité et du devoir : des peuples civilisés ne pouvaient pas laisser un continent en friches. Aussi, alors qu'ils auraient pu tout laisser tomber et rester tranquillement chez eux, les Européens n'ont-ils pas hésité à assumer des soucis sans nombre et à s'exposer à d'immenses fatigues. L'ampleur même de l'entreprise, qui pourrait amener de petits esprits à la condamner encore plus radicalement en raison du nombre de ses victimes, est, aux yeux des esclavagistes, ce qui en montre le mieux la nécessité. "Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves." Pour ceux qui n'auraient pas suffisamment le sens des exigences de la civilisation pour comprendre immédiatement qu'on ne saurait laisser en friches de si vastes territoires, l'argument suivant montre de façon plus précise l'intérêt de l'opération, en même temps qu'il explique pourquoi elle ne pouvait être menée à bien qu'en utilisant des esclaves. On aurait pu, en effet, essayer d'inciter les nègres, ou toute autre main-d'œuvre, à aller défricher l'Amérique et à y cultiver la canne à sucre en leur offrant des avantages matériels suffisants. Mais, si modiques qu'ils eussent été, le prix du sucre en aurait été plus ou moins augmenté. La substance de l'argument est donc fort simple : les Européens ont intérêt à se procurer le sucre au meilleur marché possible, et, pour cela, il faut utiliser des esclaves. mais la forme de l'argument essaie de masquer un peu le cynisme du fond. L'esclavagiste de Montesquieu se garde bien de dire : "Pour payer le sucre le moins cher possible, il faut faire travailler la plante qui le produit par des esclaves". Il renverse l'ordre des choses : au lieu de présenter l'esclavage comme un moyen en vue d'une fin qui serait le bon marché du sucre, il le présente comme la conséquence inéluctable de ce bon marché. Il ne dit pas, en effet, comme il devrait logiquement le faire : "Le sucre serait plus cher", mais "Le sucre serait trop cher". Le prix du sucre est présenté, non comme une résultante, mais comme un absolu : le sucre ne saurait, en aucun cas, coûter plus cher qu'il ne coûte en employant des esclaves. Nous avons deux facteurs en présence : le prix du sucre et le travail humain. Normalement c'est le premier qui devrait varier en fonction du second. Les esclavagistes font, en quelque sorte, varier le second en fonction du premier : plutôt que d'élever le prix du sucre, ils ont choisi d'abaisser le travail humain, c'est-à-dire de le rendre inhumain. "Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre." Pour l'esclavagiste, avant de songer à plaindre les nègres, il convient d'abord de bien se rappeler ce qu'ils sont et de ne se faire, à cet égard, aucune illusion. Or les "petits esprits" qui condamnent sommairement l'esclavage, sont des idéalistes qui ont une fâcheuse tendance à oublier la réalité. Il est donc nécessaire de bien la leur mettre sous les yeux dans toute sa brutalité, d'où ce rappel du fait essentiel : "Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête". La périphrase "ceux dont il s'agit" est très méprisante pour les nègres qu'elle tend déjà à exclure de l'humanité [15]. C'est à dessein aussi que l'esclavagiste emploie une tournure particulièrement insistante en disant, non pas "des pieds à la tête", mais "depuis les pieds jusqu'à la tête". On devine aisément ce qu'il veut suggérer. Si les nègres n'étaient noirs que par endroits, cela pourrait provenir d'une erreur, d'une inadvertance de la nature ou du créateur. Mais une telle insistance, une telle constance dans la noirceur ne peuvent être le fruit du hasard : il ne peut s'agir que d'une intention délibérée, que d'un dessein prémédité. Le fait de porter une peau si contraire aux usages ne saurait être accidentel. Il n'en faut point douter : cette noirceur totale suffit à rayer les nègres de l'humanité; la nature les a clairement censurés. "On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir." L'esclavagiste n'aurait sans doute pas admis, même d'une manière indirecte qu'il n'était pas tout à fait impossible, à l'occasion, dans un moment de doute et de faiblesse, d'être tenté de plaindre les nègres et de s'interroger sur la façon dont on les traite, s'il ne savait comment dissiper tout malaise à ce sujet et faire totalement disparaître la mauvaise conscience. Il va avoir recours, pour ce faire, à un argument hautement philosophique puisqu'il fait intervenir Dieu lui-même. Celui-ci va jouer un rôle que les hommes lui font souvent jouer bien malgré lui. Ils se plaisent, en effet, à invoquer sa sagesse infinie pour servir de caution à une idée à laquelle ils ont fort envie de croire eux-mêmes et de faire croire autrui, mais qui malheureusement reste trop incertaine et trop confuse dans leur esprit pour qu'ils puissent en démontrer vraiment le bien-fondé. Cette idée, ils s'empressent alors de la prêter à Dieu, car, une fois que Dieu sera censé la partager, il importera fort peu qu'elle paraisse incertaine ou confuse. Bien mieux, son incertitude et sa confusion se trouveront alors expliquées et, loin de la desservir, elles deviendront désormais les meilleurs garants de sa vérité : il est normal, dira-t-on, que ce qui est parfaitement clair pour Dieu dont l'intelligence est infinie [17], ne le soit pas pour nous dont l'intelligence est limitée. Ainsi, tant qu'une idée est censée venir de nous, il est évidemment regrettable qu'elle soit confuse, mais, dès qu'elle est censée venir de Dieu, il est normal qu'elle ne nous arrive qu'affaiblie et obscurcie, et sa confusion devient alors le signe même de son origine divine et le meilleur des arguments en sa faveur. L'esclavagiste serait probablement bien embarrassé, s'il lui fallait expliquer vraiment pourquoi il ne saurait y avoir d'âme, et encore moins d'âme bonne, dans un corps tout noir. Sans doute pourrait-il faire appel à ce symbolisme des couleurs, si répandu chez les blancs, qui associe le blanc au bien et le noir au mal et en vertu duquel l'âme est censée être blanche tant que les péchés ne l'ont pas noircie. Mais il se garde bien de le faire parce qu'il sent confusément que cet argument ne doit pas être très rationnel et qu'il ne fait pas très sérieux. Il est assurément plus habile d'affecter de croire que Dieu partage pleinement une opinion qui n'a, dès lors, plus besoin d'être justifiée. Nous avons là un exemple, volontairement grotesque et caricatural, d'un sophisme très souvent utilisé et par des gens très graves. Les théologiens catholiques nous expliquent ainsi qu'il ne faut pas que la profonde obscurité des mystères nous fasse conclure à leur absurdité, en nous disant que, si nous étions à la place de Dieu, ils nous deviendraient aussitôt parfaitement clairs [18]. Ainsi, parce qu'elle est le signe même de son origine divine, l'obscurité du mystère, loin de nous inciter à le rejeter, devrait être pour nous la meilleure raison d'y croire. "Il est si naturel de penser que c'est la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui font des eunuques, privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous, d'une façon plus marquée." Pour les "petits esprits", qui n'ont vraisemblablement pas la tête assez métaphysique pour avoir bien compris toute la force de l'argument précédent, l'avocat des esclavagistes va maintenant apporter à l'appui de sa thèse deux exemples historiques, celui des peuples d'Asie et celui des Egyptiens. Le premier se trouve généralement supprimé dans les éditions scolaires qui mettent des point de suspension à la fin du paragraphe précédent. Beaucoup de gens ignorent donc l'existence de ces lignes, et même, semble-t-il, certains commentateurs. L'un d'eux, en tout cas, non content de citer le texte tel que le donnent les éditions scolaires, a cru devoir commenter le paragraphe précédent en essayant d'expliquer les points de suspension [19] . "On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains." Ce paragraphe constitue un second raisonnement par analogie, fondé sur un nouvel exemple historique qui renchérit doublement sur le précédent. En effet, les Egyptiens s'en prenaient, eux, à des gens à qui on ne pouvait imputer une incongruité de couleur qu'à cause de leur seule chevelure, et, au lieu de se contenter de les mutiler, ils les tuaient. Cet exemple est donc, pour les esclavagistes un argument doublement a fortiori puisque, eux, ils ne tuent pas, mais mettent seulement en esclavage et que "ceux dont 'il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête". De plus, si les peuples d'Asie sont des peuples très policés et de très vieilles cultures, les Egyptiens appartiennent à la plus ancienne civilisation connue et constituent ainsi une référence encore meilleure. Diodore de Sicile [22], chez qui Montesquieu a sans doute trouvé cette information, explique le comportement des Egyptiens par une raison d'ordre religieux : on aurait sacrifié des hommes roux sur la tombe d'Osiris, parce que Typhon, son frère et son meurtrier, était représenté sous les traits d'un homme roux. Mais l'esclavagiste de Montesquieu se garde bien d'évoquer cette explication, qui pourrait amener ceux qu'il veut convaincre à se demander si les Egyptiens étaient bien "les meilleurs philosophes du monde", de même qu'il se garde bien d'indiquer que, à ce que dit Diodore de Sicile, l'historicité de ces sacrifices humains n'est pas du tout certaine. En disant seulement des Egyptiens qu'ils sont "les meilleurs philosophes du monde", il veut amener ceux à qui il s'adresse, après avoir trouvé sans doute ce comportement assez étrange de la part de grands philosophes, à se dire qu'au fond c'est peut-être justement parce qu'ils sont "les meilleurs philosophes du monde" qu'ils se conduisent ainsi. Car c'est hélas ! une attitude assez fréquente : au lieu de se demander s'il y a une raison qui pourrait justifer une croyance et un comportement, on constate cette croyance ou ce comportement et l'on en déduit ipso facto l'existence d'une raison qui les justifie, raison que l'on juge d'autant plus forte, d'autant plus profonde qu'on la voit moins. Quand on essaie de se demander pour quelles raisons et de quelle façon la position des astres au moment de sa naissance pourrait bien intervenir dans la destinée d'un individu, on est tout à fait incapable de trouver le plus petit commencement d'explication. Mais, bien loin d'être desservie par son irrationalité, c'est d'elle seule que l'astrologie tire tout son prestige auprès d'une clientèle qui croit d'autant mieux à l'action des astres que le mécanisme de cette action lui échappe complètement. Aussi l'esclavagiste escompte-t-il bien, plus ou moins consciemment, qu'au lieu de se demander, ce qui serait la seule attitude logique, pour quelles raisons le fait d'avoir des cheveux roux était d'une telle gravité que les Egyptiens se croyaient obligés de tuer tous les hommes qui en portaient, ceux qu'il veut convaincre adopteront l'attitude inverse et qu'il leur suffira de savoir que les Egyptiens, "les meilleurs philosophes du monde", faisaient mourir tous les hommes roux pour en conclure qu'être roux constitue évidemment un crime capital. D'ailleurs la formule "était d'une si grande conséquence que" est destinée à favoriser ce processus. Car, si le mot "conséquence" a ici le sens d' "importance", il évoque en même temps une idée de "suites", de "résultat", d' "effet" et le raisonnement vicieux de l'esclavagiste profite de cette ambiguïté : c'est l'importance de la couleur des cheveux qui légitime, selon lui, les conséquences que le fait d'être roux entraînait chez les Egyptiens, mais cette importance, il ne la déduit que de ces seules conséquences. Et l'expression "qui leur tombaient entre les mains" contribue, pour sa part, à donner l'impression qu'il s'agissait là d'un comportement tout naturel et qui ne témoignait, de la part des Egyptiens d'aucune méchanceté particulière à l'égard des hommes roux : ils ne les recherchaient pas systématiquement, ils ne leur faisaient pas la chasse; simplement, quand ils en trouvaient un, ils le tuaient. "Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence." Voilà l'argument sans réplique qui, dans l'esprit de l'esclavagiste, doit emporter la conviction de tous ceux qui hésiteraient encore à admettre que les nègres ne sont pas des hommes. Aussi triomphe-t-il, comme l'indiquent la construction de la phrase lancée par "Une preuve que", l'alexandrin bien cadencé : "c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre" [23], ainsi que le rythme assez ample et bien équilibré de la fin : "qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence" [24]. Et, s'il triomphe, c'est que l'argument lui paraît capital parce qu'il ne s'appuie plus sur des critères physiques, mais sur un critère intellectuel. Quelle que puisse être, en effet, l'importance de la couleur de la peau, il serait bien difficile de refuser aux noirs la qualité d'hommes, s'ils manifestaient une intelligence égale ou comparable à celle des blancs. Or comment peut-on supposer un instant, suggère l'esclavagiste, qu'il puisse y avoir une forme d'intelligence véritablement humaine chez des êtres qui dédaignent l'or et lui préfèrent le verre ? "Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes; parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens." Avec cet argument, le ton se fait encore plus catégorique, s'il se peut, en même temps que plus grave et plus solennel. Comme dans le paragraphe sur les peuples d'Asie, la lourdeur de la phrase est voulue : elle est due à l'emploi du subjonctif ("Il est impossible que nous supposions") plutôt que de l'infinitif ("Il est impossible de supposer") et à la reprise insistante ("si nous les supposions des hommes"). Pour le fond l'argument est constitué par le syllogisme suivant : "Nous sommes chrétiens et les chrétiens traitent tous les hommes en frères; or nous ne traitons pas les nègres en frères; donc les nègres ne sont pas des hommes". Le raisonnement peut assurément paraître assez étrange, puisqu'il renverse l'ordre normal des termes : à en croire l'esclavagiste, au lieu de juger les gens sur leurs actes, il faudrait juger les actes, du moins ceux des esclavagistes, sur les qualités morales que sont censés avoir, ou que s'attribuent, ceux qui les commettent. Et c'est pourquoi, d'ailleurs, l'esclavagiste s'est bien gardé de présenter son argument comme un syllogisme en forme. Il aurait été alors trop tentant de mettre en doute la validité de la majeure en s'appuyant sur la mineure. Mais, dans l'argument de l'esclavagiste, la mineure reste, à dessein, implicite et la majeure n'est formulée que d'une manière volontairement incomplète et ambigu‘. De la majeure, telle que nous l'avons reconstituée, c'est-à-dire telle qu'elle devait être pour que le raisonnement soit correct, on ne retrouve, en effet, que la première proposition ("Nous sommes chrétiens"), exprimée sous la forme d'une double négation ("Il est impossible de croire que nous ne sommes pas chrétiens", dit en substance l'esclavagiste). Il joue sur l'ambiguïté du mot "chrétien" : il y a le chrétien "théorique", celui qui a été baptisé, qui va à la messe le dimanche, qui fait ses Pâques… , et il y a le chrétien "effectif", qui vit et agit conformément aux principes du christianisme. Si l'esclavagiste est dans doute bien chrétien au premier sens du mot, et c'est pourquoi il fait semblant de se croire autorisé à raisonner à partir de l'affirmation qu'il est chrétien, il ne l'est nullement au second sens du mot, alors que son raisonnement implique que le mot soit pris aussi en ce sens. Si le syllogisme n'est pas formulé nettement, si les prémisses en restent en partie implicites, c'est donc parce que l'esclavagiste utilise avec une prudente habileté, à l'intention d'esprits peu rigoureux et prévenus en sa faveur, un argument qui, formulé plus explicitement, pourrait se retourner contre lui; c'est aussi parce que Montesquieu, s'adressant, lui, à des lecteurs suffisamment perspicaces, préfère leur laisser le plaisir malicieux de dégager clairement les prémisses du raisonnement, d'en déceler l'équivoque et de lire en transparence un autre syllogisme : "Les nègres sont des hommes et les chrétiens traitent tous les hommes en frères; or les esclavagistes ne traitent pas les nègres en frères; donc les esclavagistes ne sont pas des chrétiens". Et, au lieu de lancer au début le mot de "chrétiens", comme il l'aurait fait, s'il avait eu recours à un syllogisme en forme, il a voulu le garder pour la fin et lui conférer ainsi une force d'autant plus grande qu'à la place de "chrétiens", on s'attendait tout naturellement à trouver le mot "hommes", qui avait été répété à dessein et que le "nous-mêmes" semblait clairement annoncer . Bien entendu, si le mot "chrétiens" se substitue finalement à "hommes", ce n'est pas pour l'effacer, mais pour dire quelque chose de plus : dans toute société, l'esclavage est inhumain, mais dans une société chrétienne, il est en outre impie [26]. "De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale, en faveur de la miséricorde et de la pitié ? " Dans ce dernier paragraphe, l'esclavagiste semble tout d'abord faire quelque peu marche arrière. En disant, en effet que "De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains", il reconnaît implicitement que les nègres pourraient bien n'être pas toujours traités avec toute l'humanité que l'on pourrait souhaiter. Mais c'est pour dire qu'il ne faut surtout rien "exagérer". Certes, en ce bas monde, on peut toujours trouver des abus, quand on cherche bien : si les hommes étaient parfaits, ils ne seraient plus des hommes. Il faut savoir en prendre son parti. Ceux qui refusent de le comprendre, ne sont que des rêveurs, qui n'ont aucun sens des réalités, comme ces "petits esprits" qui condamnent l'esclavage parce qu'ils ne voient, parce qu'ils ne veulent voir que le petit, que le mauvais côté des choses. On devine ce que l'esclavagiste pourrait encore dire, et d'ailleurs, il compte bien que nous saurons nous me dire à nous-mêmes : ces "petits esprits", ne sont-ils pas aussi, ne sont-ils pas surtout des esprits pervers ? S'ils ne voient jamais tout ce qui va bien, s'ils écarquillent sans cesse les yeux, au contraire, pour essayer de voir ce qui pourrait aller mal, n'est-ce pas parce qu'ils ont des idées, des tendances et des goûts profondément malsains ? ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ ¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤¤ Lorsqu'on relit ce texte célèbre, on est tenté de se demander tout d'abord comment des pratiques aussi iniques que la traite et l'esclavage des noirs ont pu se développer et durer, et cet étonnement scandalisé que nous éprouvons, c'est celui que Montesquieu a voulu communiquer à ses contemporains en prêtant à son esclavagiste des arguments aussi cyniques et aussi ineptes. mais, en même temps qu'il nous invite à nous poser cette question, le texte de Montesquieu nous fournit les éléments nécessaires pour y répondre. Car, si ce prétendu plaidoyer est volontairement maladroit, si certains arguments (comme ceux des peuples d'Asie qui font des eunuques et des Egyptiens qui faisaient mourir tous les hommes roux) sont encore plus grotesques qu'ils ne sont odieux, si ce texte est donc une charge, il n'en constitue pas moins, en même temps, un catalogue des divers arguments réellement utilisés par les milieux esclavagistes et que Montesquieu parfois ne reprend qu'en les déformant très légèrement. Il aurait pu ne prêter à son esclavagiste que des arguments parfaitement absurdes et extravagants; il aurait pu, nous l'avons vu, souligner plus nettement le caractère vicieux de certains raisonnements; il aurait pu déformer davantage certains propos qu'on devait entendre presque quotidiennement à la table de certains armateurs bordelais. Il a préféré chercher un équilibre particulièrement subtil entre la caricature et l'exactitude, et prêter à son esclavagiste, en dépit de sa balourdise, une indéniable habileté que manifeste notamment, le plan, volontairement dissimulé, de son argumentation. Si donc Montesquieu a choisi un procédé plus complexe qu'il ne semble tout d'abord, c'est, bien sûr, parce qu'il a voulu laisser à la subtilité de ses lecteurs le soin de découvrir toute la stupidité de certaines justifications; c'est parce qu'il a voulu ridiculiser les arguments réellement utilisés par les esclavagistes, en les reprenant presque textuellement et en les mettant sur le même plan que d'autres inventés de toutes pièces pour être d'une insigne ineptie; c'est surtout parce qu'il a voulu montrer non seulement l'extrême faiblesse de la position des esclavagistes sur le plan du droit, mais aussi la force des intérêts et des préjugés sur lesquels ils s'appuient. Car ce texte, mieux qu'aucun autre peut-être, montre comment l'intérêt et la sottise se coalisent pour soutenir l'injustice. Il montre comment il y a une solidarité des intérêts : l'intérêt des consommateurs de sucre rejoint celui des négriers. Il montre comment il y a une solidarité des sottises : les préjugés de toute sorte, raciaux, politiques et religieux, se soutiennent les uns les autres. Il montre enfin comment il y a une solidarité des injustices : les injustices dont ont été victimes les peuples d'Amérique exterminés par les Européens, les hommes transformés en eunuques par les peuples d'Asie et les hommes roux tués par les Egyptiens, servent toutes à justifier celles que l'on a faites aux Africains.
NOTES : [1] De l'Esprit des Lois, édition de Jean Brethe de la Gressaye, Les Textes français, Les Belles Lettres, Paris, 1955, tome II, pp.220-221. [2] Livre XXV, chapitre XIII. [3] Comment les lois de l'esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat. [4] Comment les lois de l'esclavage domestique ont du rapport avec la nature du climat. [5] Elle a été exposée dans le livre XIV : Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la nature du climat. [6] Des lois dans le rapport qu'elles ont avec l'établissement de la religion de chaque pays et sa police extérieure. [7] Des lois dans le rapport qu'elles doivent avoir avec l'ordre des choses sur lesquelles elles statuent. Ce livre, plus général que le précédent, ne traite qu'en partie (pour un tiers environ) du rapport des lois avec la religion. [8] Véritable origine du droit de l'esclavage. [9] Voir le chapitre consacré à Montesquieu dans Les Etapes de la pensée sociologique, Gallimard, Bibliothèque des Sciences Humaines, 1967. [10] Œuvress complètes, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, l951, tome II, p. 229. [11] Des lecteurs inattentifs ou peu subtils peuvent évidemment s'y tromper. Et, de fait, tous les professeurs de lycée ont beau expliquer à leurs élèves que De l'esclavage des nègres est l'exemple même du texte ironique qui, pris à la lettre, dit le contraire de ce que l'auteur veut faire entendre, il arrive régulièrement que Montesquieu soit pris pour un esclavagiste. Assez récemment encore, dans le numéro de février 1988 du mensuel Actuel, on a pu lire, sous la plume du directeur de la publication, M. Jean-François Bizot, un article intitulé « Quand les Français étaient négriers » qui citait ce texte célèbre en le prenant à la lettre. Et, qui plus est, croyant sans doute avoir fait une importante découverte, M. Jean-François Bizot n'a rien trouvé de mieux que de faire paraître, dans Le Monde ainsi que dans d'autres journaux, des placards publicitaires où, sur un fond noir, on lisait, en lettres blanches, la citation suivante : "On ne peut se mettre dans l'esprit que Dieu ait mis une âme dans un corps tout noir", et un peu plus bas : "Goebbels ? Peter Botha ? Non, Montesquieu". Il est évident que M. Jean-François Bizot n'a pas lancé cette campagne publicitaire sans en parler à ses principaux collaborateurs et l'on peut même penser que toute l'équipe du journal a du être au courant. Il faut donc en conclure qu'il ne s'est trouvé personne, dans cette, équipe, pour relever une erreur aussi monstrueuse. Et apparemment personne non plus ne l'a relevée dans les services publicitaires du Monde et des autres journaux qui ont publié ces placards. Fort heureusement, de nombreux lecteurs ont protesté comme moi, en écrivant ou en téléphonant, et M. Jean-François Bizot a cru devoir présenter ses excuses à Montesquieu. Il n'en reste pas moins que cet incident illustre, d'une manière aussi éclatante que consternante, l'inculture de trop nombreux journalistes. [12] Montesquieu fait, bien sûr, allusion au massacre des Indiens d'Amérique et au "commerce triangulaire" des trafiquants européens qui allaient en Afrique acheter des esclaves noirs et les emmenaient en Amérique pour les y revendre. [13] C'est à dessein que l'esclavagiste évite d'employer l'expression habituelle "réduire en esclavage" : elle est trop parlante. [14] Le prix du sucre semble avoir effectivement été l'argument favori des esclavagistes du XVIIIe siècle. Rappelons que, dans Candide, au chapitre XIX, le nègre de Surinam, à qui l'on a coupé la jambe gauche et la main droite, conclut le très court récit de ses malheurs en disant : "C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe" (Voltaire, Romans et contes, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 1979, p. 193). Selon M. René Pomeau, cet épisode, qui ne figure pas dans le manuscrit primitif, a sans doute été suggéré à Voltaire par une note d'Helvétius dans son livre De l'Esprit (1758). Parlant de la traite des Africains, il écrivait notamment : "On conviendra qu'il n'arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain" (voir Candide ou l'optimisme, édition critique par René Pomeau, Nizet, 1959, introduction, pp. 40-41). [15] L'esclavagiste ne sait pas trop comment désigner les nègres. Il est, bien sûr, totalement exclu qu'il dise "ces hommes". Il dira tout à l'heure "ces gens-là" ("Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes"), mais ce sera faute de mieux, car le mot "gens", même employé comme avec des pincettes grâce à l'adverbe "là", ne peut s'appliquer qu'à des hommes. Il pourrait dire "ces êtres", mais l'expression serait, en revanche, trop dépréciative, et il ne veut pas avoir l'air d'être prévenu contre eux et de vouloir les exclure de l'humanité avant même d'avoir rappelé pourquoi il convient de le faire. [16] On pourrait rappeler ici la célèbre remarque de Pascal : "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé" (Pensées, Brunschwicg 162, Lafuma 413). Il est à remarquer, en effet, que Pascal n'a pas écrit, comme on aurait pu s'y attendre : "Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus long…". Mais il est vrai que, comme l'a malicieusement fait observer Jean Pommier, "Blaise avait le nez fort" (La « Vie » de Pascal par Gilberte Périer, Minard, 1967, p. 40, note 79). [17] L'esclavagiste dit, lui, que Dieu "est un être très sage". La naïveté tout enfantine de cette définition ne manque pas d'humour, mais il est, bien sûr, de la part de l'esclavagiste, tout à fait involontaire. Il n'est assurément ni philosophe ni théologien et ne doit guère penser à Dieu. Il lui suffit de savoir qu'il constitue, tant sur le plan moral que sur le plan intellectuel, une caution tout à fait indiscutable. [18] Ce qu'ils n'expliquent pas, et c'est bien dommage, c'est comment ils font eux-mêmes pour se mettre à la place de Dieu et pour pouvoir affirmer que tel dogme, qui nous semble parfaitement absurde, ne l'est pas aussi pour lui. [19] "Les trois points de suspension sont là pour faire entendre que le raisonnement est à peine ébauché. On laisse au lecteur le soin de le poursuivre en argumentant. Mais un familier de Descartes devrait se contenter d'une évidence première (…)" (Voir P. Bourdat, « Montesquieu : 'De l'esclavage des nègres' », in L'Information littéraire, novembre-décembre 1967, p. 212). M. Bourdat était assurément fondé à dire, comme il le fait à la fin de son article, que certains "lisent mal" L'Esprit des Lois (p. 215). [20] Il témoigne aussi de la persistance, chez Montesquieu, de cette veine quelque peu licencieuse qui lui avait inspiré les histoires de sérail des Lettres persanes. [21] Bossuet, Oraisons funèbres , éd. de Jacques Truchet, Garnier, 1961, p. 173. [22] Voir Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, livre I, 88, 44, édit. de C. H. Oldfather, The Loeb classical Library, Londres-New York, 1933, tome I, p. 300. [23] Pour avoir un alexandrin, il faut, bien sûr, prononcer "collier" en faisant la diérèse. [24] Le mot "nations" doit être lui aussi prononcé en faisant la diérèse. Cela accentue le caractère triomphal du ton et assure un parfait équilibre du rythme : "qui, chez des nations policées (9), est d'une si grande conséquence (9)". [25] Montesquieu fait, bien sûr, allusion au fait que la verroterie était la principale monnaie d'échange des armateurs européens en Afrique noire, notamment pour se procurer des esclaves. [26] Cet argument soulève un vaste problème doctrinal et historique qu'il est évidemment impossible de traiter ici d'une manière approfondie : celui des rapports entre le christianisme et l'esclavage. Montesquieu considère qu'un chrétien doit nécessairement condamner l'esclavage comme contraire à un principe fondamental du christianisme, celui de l'égalité de tous les hommes. Dans les Lettres persanes déjà, il faisait dire à Usbek : "Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs états, parce que, disaient-ils, le christianisme rend tous les hommes égaux (…). ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu'il leur était avantageux d'avoir des esclaves; ils ont permis d'en acheter et d'en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant" (Lettre LXXV, éd. de Paul Vernière, Garnier, 1960, p. 159). Mais, s'il est vrai que les théologiens chrétiens, les Pères de l'Eglise ou les prédicateurs se sont souvent plu à déclarer que tous les hommes étaient égaux, ils ont généralement précisé qu'ils étaient égaux… devant Dieu. Or cette précision réduit singulièrement la portée pratique de cette affirmation et tend à conférer à l'égalité ainsi proclamée un caractère purement théorique. Et, de fait, si certains auteurs chrétiens, au premier rang desquels il faut mettre saint Jean Chrysostome, ont vigoureusement condamné l'esclavage, nettement plus nombreux sont ceux qui l'ont justifié, comme Bossuet qui déclare dans le Cinquième Avertissement aux protestants, que condamner l'esclavage, "ce serait condamner le Saint-Esprit, qui ordonne aux esclaves, par la bouche de saint Paul, de demeurer en leur état et n'oblige point leurs maîtres à les affranchir" (Œuvress complètes, éd. Lachat, Louis Vivès, 1863, tome XV, p. 468). L'exemple de Bossuet est particulièrement significatif pour deux raisons. La première, c'est que le même homme qui jette ainsi l'anathème sur ceux qui condamnent l'esclavage, est aussi celui qui, dans la Politique tirée de l'Ecriture sainte, proclame solennellement et s'emploie à établir que "Tous les hommes sont frères" (Op. cit., tome XXIII, p. 482). On voit donc combien certaines grandes déclarations de principes tirent peu à conséquence. La seconde, c'est que, comme la plupart des auteurs chrétiens qui ont prétendu justifier les injustices établies, Bossuet s'appuie sur saint Paul, qui, dans la Première Epître aux Corinthiens (VII, 21-25), ainsi que dans l'Epître aux Ephésiens (VI, 5-9), dit aux esclaves de rester soumis à leurs maîtres. Certes, on a l'impression, du moins en lisant la Première Epître aux Corinthiens , que cette injonction, et, plus généralement, le conservatisme politique et social de saint Paul s'expliquent par le fait qu'il croit à l'imminence de la fin des temps et du retour du Christ dans sa gloire, et considère, en conséquence, qu'au lieu de chercher à transformer la société, il ne faut songer qu'à se préparer moralement à ce grand événement. La position de saint Paul serait donc imputable à une erreur de prospective. Le malheur est que, si le Christ n'est pas venu, les écrits de saint Paul sont restés et qu'ils sont devenus, pour la pensée chrétienne, la référence promordiale. [27] Ainsi, pour Choiseul, "la traite des noirs mérite plus de protection que toute autre, puisqu'elle est le premier mobile des cultures" (cité par Mario Roustan qui a commenté « De l'Esclavage des nègres » dans son Précis d'explication française, Delaplane, Paris,1911). [28] De la part d'un homme aussi respectueux des autorités étables que l'esclavagiste, cette remarque quelque peu irrévérencieuse à l'égard des princes d'Europe pourrait surprendre. Mais, outre qu'il veut sans doute prouver qu'il n'est pas dépourvu d'humour et de liberté d'esprit, il veut surtout montrer qu'on ne saurait expliquer par l'oubli ou la négligence l'inaction des princes : s'ils n'ont rien fait pour les nègres d'Afrique, c'est vraiment qu'il n'y avait pas lieu de faire quoi que ce soit. [29] On peut, bien sûr, estimer que le mot "miséricorde" n'est pas très bien trouvé, pour ne pas dire qu'il est assez malheureux. Car enfin on ne peut faire preuve de miséricorde qu'envers des gens qui se sont rendus coupables de quelque faute ? Et on se demande bien quelle faute ont pu commetre les noirs réduits en esclavage, puisque, à l'évidence, Montesquieu est à cent lieues de penser que ce soit une faute que d'être noir. Il aurait mieux fait par conséquent d'employer un autre mot que "miséricorde", par exemple "équité" ou "justice". Mais, puisqu'il a manifestement voulu, tout à la fin, lever le masque de l'ironie et ne laisser parler que le seul philosophe, le meilleur mot, et il aurait fallu terminer sur ce mot, aurait sans doute été "humanité". Si je puis donc me permettre de corriger Montesquieu, je pense qu' à la place de "en faveur de la miséricorde et de la pitié", il aurait mieux fait d'écrire "en faveur de la pitié et de l'humanité". [30] Livre X, ch. 3, Du droit de conquête, pp. 378-379. [31] Il faudra attendre 1815 et le congrès de Vienne pour que soit signée une "convention" interdisant la traite des noirs, et 1885 et l'acte de Berlin pour que les puissances coloniales s'engagent à supprimer l'esclavage lui-même. En France, l'esclavage avait été aboli dans les colonies par la Première République, mais, rétabli par le Consulat, il ne fut définitivement aboli qu'en 1848. L'Angleterre ne l'abolira qu'en 1833, la Suède qu'en 1846, les Etats-Unis qu'en 1863 et le Brésil qu'en 1888.
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