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…………………………Argan et le « danger de contrefaire le mort. »



Lorsque, à la scène 11 de l'acte III du Malade imaginaire, sous prétexte de bien prouver à Béralde que Béline est profondément attachée à Argan, Toinette suggère à celui-ci de faire le mort, il accepte tout de suite, disant seulement : « Je le veux bien ». Certes, un tout petit peu après, au moment de s'allonger dans son fauteuil, il a un instant d'hésitation et demande, saisi d'une soudaine inquiétude : « N'y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? ». Mais cela ne dure pas et, Toinette lui ayant répondu sur un ton rassurant : « Non, non. Quel danger y aurait-il ?  », il n'insiste pas davantage et va aussitôt prendre la pose qui convient. Dans son livre Le Dernier Molière, M. Robert Garapon s'étonne qu'Argan accepte si facilement de « contrefaire le mort », et il estime qu'en la circonstance, la nécessité de dénouer l'intrigue a amené Molière à faire un accroc à la cohérence psychologique : « Il lui fallait terminer heureusement son spectacle, marier Angélique à Cléante et démasquer l'hypocrite Béline. Pour cela, il était indispensable qu'Argan consentît à faire le mort, ce qui va directement contre toute vraisemblance psychologique. Molière a essayé de pallier cette difficulté en prêtant à son héros cette amusante question : « N'y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? » (III, 11); mais nous sentons trop que, s'il est un geste qui répugne à cet homme obsédé par la crainte de la mort, c'est bien de prendre la pose qu'il aura le jour où… Seulement le dénouement commande, et ce n'est pas la première fois que Molière a dû lui sacrifier quelque peu la vraisemblance [1]  ».
Certes, il est clair, et c'est d'ailleurs très souvent le cas des malades imaginaires, qu'Argan a encore beaucoup moins envie de mourir que la plupart des gens. La terreur que lui ont inspirée les menaces de M. Purgon à la scène 5 de l'acte III, suffirait à le prouver [2]. On pourrait donc s'attendre à le voir réagir très violemment à la suggestion de Toinette et la repousser avec horreur. Aussi bien, Molière n'a-t-il pas manqué de se dire qu'il ne pouvait pas ne pas éprouver une certaine appréhension à l'idée de faire le mort. Et c'est pourquoi, comme le rappelle M. Garapon, il lui a prêté un évident mouvement de recul en lui faisant demander ; « N'y a-t-il pas quelque danger à contrefaire le mort ? » Cette réplique est justement célèbre, car l'inquiétude d'Argan s'y exprime avec une naïveté tout à fait plaisante. Bien évidemment, et l'indéfini « quelque » le montre bien, il ne voit pas trop comment le fait de faire le mort pourrait être dangereux. Et pour cause : comme le pense Toinette, l'opération est absolument sans danger. Mais Argan est superstitieux, du moins pour tout ce qui touche à la santé, et, comme tous les gens superstitieux, il est d'autant plus porté à croire à l'existence d'un phénomène qu'il voit moins comment il peut se produire. Mystérieux, le danger n'en est que plus effrayant, car, n'en doutons pas (le « quelque  » a aussi la valeur d'une litote), le danger auquel il pense, c'est, bien sûr, un danger de mort. Peut-être craint-il très confusément que, par une espèce de contagion mystérieuse, la mort jouée ne se transforme en mort réelle, que la nature, irritée par cette comédie sacrilège, ne veuille le punir en le prenant à son propre jeu. À moins qu'il ne redoute, car, pour Argan, ce sont les médecins qui sont les vrais maîtres de la vie et de la mort [3], que ce ne soit la médecine qui s'estime bafouée et veuille se venger. Sans doute faudrait-il, pour qu'il se sentît parfaitement rassuré, que M. Purgon lui prescrivît de faire le mort par une ordonnance en bonne et due forme.
Quoi qu'il en soit, Molière a cru pouvoir ne prêter à Argan qu'une inquiétude vite dissipée et qui n'est donc pas de nature à l'empêcher de faire le mort. Le dramaturge avait évidemment trop besoin qu'il en fût ainsi pour qu'on ne pût très légitimement se demander, avec M. Garapon, s'il n'a pas, pour ce faire, abandonné un moment la vraisemblance psychologique. Si admirable que puisse être une œuvre, il est toujours possible, sauf si elle est très courte, d'y découvrir des imperfections et le travail du critique est aussi de les relever. Mais, dans le cas présent, il me semble que l'on peut arriver assez facilement à lever l'objection de M. Garapon, si l'on tient compte d'un certain nombre de données qui permettent de montrer que, pour dénouer heureusement sa pièce, Molière n'a pas eu besoin de porter atteinte à la cohérence de son personnage principal. J'en vois essentiellement trois.
Il faut tenir compte tout d'abord de la manière très habile dont Toinette amène la suggestion qu'elle fait à Argan. Connaissant bien son maître, elle n'est pas sans se douter que sa proposition risque, en effet, de l'effrayer. Mais elle sait trouver un prétexte bien propre à allécher Argan. Elle profite de la discussion qui, une fois de plus, s'élève entre Béralde et Argan au sujet de Béline, pour faire semblant de se ranger aux côtés d'Argan et de prendre chaleureusement la défense de Béline contre Béralde [4]. Elle suggère alors à celui-ci, car c'est là, bien sûr, qu'elle voulait en venir, de lui faire « voir tout à l'heure comme Madame aime Monsieur », et, se tournant vers Argan, elle lui dit : « Monsieur, souffrez que je lui montre son bec jaune et le tire d'erreur ». On voit donc qu'avant de dire à Argan en quoi consiste son idée, elle prend soin de bien lui montrer d'abord quel bénéfice il peut en tirer. Elle n'ignore pas, en effet, qu'il ne serait pas mécontent du tout de pouvoir marquer un point (et un point très important, car Béline est, entre les deux frères, un éternel sujet de discussions) [5] contre un frère qui n'a manifestement pas une très haute opinion de lui. Béralde parle bien, la grande discussion qu'il a eue sur la médecine avec Argan à la scène 3, nous l'a montré; il est assurément beaucoup plus intelligent que son frère et,même si celui-ci ne veut sans doute pas se l'avouer, il fait certainement un secret complexe d'infériorité à son égard [6]. Aussi bien est-il visiblement très intéressé par la suggestion de Toinette qu'il presse de s'expliquer : « Comment ? ». On peut donc penser, avec Toinette, que le désir de damer le pion à son frère est de nature à contre-balancer, du moins en partie, la répulsion que peut lui inspirer la perspective de faire le mort.
De plus, et ce sera mon deuxième point, il n'est pas sûr que la perspective de faire le mort ne puisse lui inspirer que de la répulsion. Il se pourrait fort bien qu'à celle-ci se mêle une certaine attirance. Certes, Argan a peur de la mort, et, s'il a peur de la maladie, c'est surtout parce qu'elle peut conduire à la mort. Toujours est-il qu'il prend plaisir, et c'est même, semble-t-il, son seul plaisir, à se croire malade et à se comporter comme tel. On ne lui déplaît jamais autant que quand on lui dit qu'il n'est pas malade [7]. Si Argan est un malade imaginaire, ce n'est pas seulement par peur de la mort : comme c'est souvent le cas, il cherche aussi à se rendre intéressant, à se donner de l'importance à ses propres yeux et à ceux des autres. Et Toinette, qui le sait bien, ne manque pas de commencer par flatter l'absurde orgueil de l' « illustre malade » quand elle se présente à lui déguisée en médecin [8]. Mais, bien plus encore que la maladie, la mort est un excellent moyen de se rendre intéressant, de se donner de l'importance, du moins passagèrement. Le jour où il meurt, même l'être le plus insignifiant devient soudain quelqu'un. Malheureusement cela ne dure guère et, de plus, l'on n'est guère en mesure alors de savourer cette subite promotion, sauf, bien sûr, si l'on fait semblant d'être mort. Il me semble donc logique de penser que, pour un être comme Argan, la perspective de faire le mort, pour inquiétante qu'elle puisse être, doit avoir aussi quelque chose de bien tentant. Quand on passe son temps à jouer au grand malade pour se faire plaindre, n'est-il pas, somme toute, presque naturel d'avoir un jour envie de pousser le jeu plus loin et de faire le mort pour se faire pleurer ? Et, là encore, Toinette le comprend fort bien et, si elle prend soin de recommander à Argan de ne pas faire durer trop longtemps le désespoir de Béline [9], c'est bien évidemment pour mieux l'affriander : elle sait qu'en pensant à ce désespoir, il ne va pas manquer de se promettre un plaisir auquel il lui serait bien difficile de renoncer. Elle ne se trompe pas, et l'on sent dans la réponse d'Argan (« laisse-moi faire  ») que l'inquiétude exprimée par Toinette lui paraît tout à fait ridicule et qu'il est bien décidé à profiter pleinement du plaisir que les cris et le désespoir de sa femme ne vont pas manquer de lui procurer. Je ne crois donc pas que le fait qu'Argan consente à faire le mort aille « directement contre toute vraisemblance psychologique ». Le comportement d'un homme qui se consacre tout entier à jouer les grands malades, alors qu'il se porte fort bien [10], a assurément quelque chose de morbide. Il n'y a donc rien de bien étonnant à ce que la perspective de faire le mort, en même temps que de l'effroi, puisse lui inspirer une envie malsaine. Après tout, faire le mort, pour quelqu'un qui passe son temps à faire le malade, c'est seulement aller jusqu'au bout de son vice.
On peut penser enfin que la perspective de faire le mort inspire à Argan, à ce moment de la pièce, beaucoup moins d'effroi. Certes, si Toinette lui avait fait la même suggestion à l'acte I ou au début de l'acte II, elle aurait sans doute rencontré une tout autre résistance et peut-être n'aurait-elle pas pu parvenir à le décider. Car il faut tenir compte aussi d'un fait qui me paraît, en l'occurrence, tout à fait essentiel : à la scène 8 de l'acte II, la petite Louison n'a pas hésité à faire la morte pour échapper aux verges que son père voulait lui donner et Argan a pu constater de visu qu'il n'y avait apparemment aucun danger à contrefaire le mort. Comment ne pas se dire qu'il s'en souvient au moment de faire lui-même le mort et que cette raison pourrait à elle seule suffire à expliquer pourquoi il accepte si facilement la suggestion de Toinette ?
Certes, les exigences de la dramaturgie, et tout particulièrement la nécessité de dénouer l'intrigue, et, qui plus est, lorsqu'il s'agit de la comédie, la nécessité de la dénouer heureusement, peuvent amener un auteur à sacrifier plus ou moins la vraisemblance psychologique, Cela arrive même aux plus grands et à Molière lui-même. Mais j'espère avoir montré que, dans le cas qui nous occupe, on peut le laver de ce reproche, à la condition d'abord de ne pas oublier l'habileté de Toinette qui connaît parfaitement son maître, à la condition aussi de ne pas simplifier la psychologie de celui-ci, en ne retenant que la peur de la mort et en ne tenant pas compte de la logique même du vice d'Argan et surtout de sa vanité qui joue ici un rôle important, à la condition enfin de se souvenir de la démonstration si rassurante et sans doute décisive de la petite Louison.


 

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NOTES :

[1] Le Dernier Molière, S.E.D.E.S., 1977, p. 190.

[2] Monsieur Purgon l'ayant menacé, comme on sait. de tomber successivement dans la bradypepsie, la dyspepsie, l'apepsie, la lienterie. la dysenterie, l'hydropisie, pour finir par la privation de la vie, Argan se croit déjà mort : « Ah ! mon Dieu ! je suis mort. Mon frère, vous m'avez perdu », dit-il à Béralde au début de la scène 6.

[3] Rappelons ce que Béralde a dit à Argan un peu plus haut : « Il semble, à vous entendre, que monsieur Purgon tienne dans ses mains le filet de vos jours, et que, d'autorité suprême, il vous l'allonge et vous le raccourcisse comme il lui plaît » (acte III, scène 6).

[4] « Ah ! Monsieur, ne parlez point de Madame; c'est une femme sur laquelle il n'y a rien à dire, une femme sans artifice, et qui aime Monsieur, qui l'aime !… On ne peut pas dire cela. »

[5] Au début de la scène 3 de l'acte Ill, Béralde ayant suggéré que Béline poussait Argan à se défaire de ses filles et qu'elle serait « ravie de les voir toutes deux bonnes religieuses  », Argan réplique : « Oh çà, nous y voici. Voilà d'abord la pauvre femme en jeu. C'est elle qui fait tout le mal, et tout le monde lui en veut ». Le « nous y voici » montre bien qu'Argan est habitué à entendre Béralde mettre en cause Béline. Et on en a la confirmation dans notre scène, lorsque Béralde ayant dit à son frère qui réaffirmait son intention de mettre Angélique au couvent : « Vous voulez faire plaisir à quelqu'un », Argan lui répond  : « Je vous entends. Vous en revenez toujours là, et ma femme vous tient à cœur ».

[6] Cela se sent bien dans la grande discussion de la scène 3 de l'acte II, notamment lorsque Argan dit à Béralde : « Ouais I Vous êtes un grand docteur à ce que je vois, et je voudrais bien qu'il y eût ici quelqu'un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet ». Les rapports d'Argan et de Béralde rappellent ceux d'Orgon et de Cléante qui s'entend dire par son beau-frère (Le Tartuffe, acte I, scène 5, vers 346-350) :
Qui, vous êtes sans doute un docteur qu'on révère;
Tout le savoir du monde est chez vous retiré;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton dans le siècle où nous sommes;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

[7] Toinette y prend un malin plaisir. Voir acte I, scène 5 : « Mais, Monsieur, mettez la main à votre conscience. Est-ce que vous êtes malade ? - Comment, coquine, si je suis malade ? si je suis malade, impudente ? »

[8] Voir acte Ill, scène 10 : « Vous ne trouverez pas mauvais, s'il vous plaît, la curiosité que j'ai eue de voir un illustre malade comme vous êtes, et votre réputation, qui s'étend partout, peut excuser la liberté que j'ai prise ».

[9] « Oui, mais ne la laissez pas long temps dans le désespoir, car elle en pourrait mourir. »

[10] Comme le dit son frère : « Je ne vois point d'homme qui soit moins malade que vous, et je ne demanderais point une meilleure constitution que la vôtre. Une grande marque que vous vous portez bien, et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c'est qu'avec tous les soins que vous avez pris, vous n'avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament, et que vous n'êtes point crevé de toutes les médecines qu'on vous a fait prendre » (Acte III, scène 3).

 

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