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L'aveu d'Hippolyte à Théramène :
Remarques sur l'exposition de Phèdre


…… « Rien n'est plus difficile que de faire une bonne exposition », rappelle justement Jacques Schérer dans sa Dramaturgie classique en France [1]. Sans m'étendre sur tous les problèmes qui se posent alors au dramaturge, je me contenterai de rappeler que la principale difficulté consiste à renseigner le spectateur d'une manière aussi vraisemblable et naturelle que possible. Car les personnages doivent apprendre aux spectateurs un certain nombre de choses (et d'abord qui ils sont, où ils sont, etc…) qu'ils n'ont normalement aucune raison de se rappeler les uns aux autres. La difficulté est donc de les mettre dans une situation telle qu'ils puissent être amenés à les dire, sans avoir l'air de le faire pour renseigner des spectateurs. Mais ils peuvent aussi avoir à se dire des choses qu'ils ne s'étaient encore jamais dites. Certes, dans ce cas, c'est sans avoir l'air de le faire qu'ils informent les spectateurs. Il reste néanmoins que, lorsqu'un personnage se met à dire à un autre des choses qu'il ne lui avait encore jamais dites, il faut que l'on puisse comprendre pourquoi, d'une part, il ne l'avait pas fait plus tôt et pourquoi, d'autre part, il se décide à le faire alors. Toutes ces difficultés se trouvent parfaitement surmontées dans la première scène de Phèdre.

…… Dans cette scène Hippolyte et Théramène vont apprendre aux spectateurs beaucoup de choses que ceux-ci ont besoin de savoir, mais qu'eux-mêmes n'auraient normalement aucune raison de se rappeler l'un à l'autre. Hippolyte sait déjà tout ce que Théramène va lui dire, et lui-même ne lui dira rien qu'il ne sache déjà lui aussi, si ce n'est qu'il aime Aricie. L'aveu de cet amour, qui intervient au vers 56 (« Si je la haïssais, je ne la fuirais pas »), est le pivot de cette scène et le ressort de toute l'exposition. En effet, outre qu'il constitue lui-même un des éléments de l'exposition puisque, en informant Théramène de son amour pour Aricie, Hippolyte en informe aussi le spectateur, c'est à cause de cet aveu qu'Hippolyte et Théramène vont être amenés à rappeler, de la manière la plus naturelle qui soit, quantité de choses que ni l'un ni l'autre n'auraient, en d'autres circonstances, aucunement besoin de rappeler.

…… Et cet aveu lui-même va se faire d'une manière parfaitement naturelle. Il est, en effet, aisé de répondre aux deux questions qui se posent à son sujet, celle de savoir pourquoi Hippolyte, qui est passionnément amoureux d'Aricie depuis six mois, n'a encore rien dit à personne et pas même à Théramène qui est à la fois son mentor et son ami, son compagnon de sport, son conseiller et son confident, et celle de savoir pourquoi, alors qu'il lui a jusqu'ici caché son amour, il va se mettre à lui ouvrir son cœur au moment précis où il le fait. Le silence obstiné d'Hippolyte jusqu'à ce jour s'explique principalement pour deux raisons. La première tient à l'extrême méfiance, et même au mépris que l'amour lui a longtemps inspiré, comme Hippolyte lui-même et Théramène le rappelleront (vers 57-100), cette méfiance et ce mépris s'expliquant eux-mêmes à la fois par son ascendance maternelle (il est le fils d'une Amazone) et par les frasques à répétitions de son père dont il a visiblement beaucoup souffert. La seconde raison, et sans doute la plus forte, tient à l'interdit paternel qui pèse sur Aricie et que rappellera Hippolyte (vers 101-113) : il ne peut songer à Aricie sans aller contre la volonté formelle de son père.

…… Il semble, à première vue, un peu plus malaisé de répondre à la seconde question. En effet, le fait qu'il soit facile d'expliquer pourquoi Hippolyte s'est tu jusque-là, rend logiquement difficile d'expliquer pourquoi alors il va rompre le silence. Racine a pourtant réussi à rendre l'aveu d'Hippolyte aussi vraisemblable et naturel que le silence qu'il avait gardé si longtemps. On peut, en effet, invoquer trois grandes raisons qui contribuent à expliquer pourquoi Hippolyte va se laisser aller à avouer à Théramène son amour pour Aricie. La première, c'est qu'il vient de prendre la décision de partir, décision qu'il annonce à Théramène au premier vers de la pièce (« Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène »). Or il est naturel qu'au moment de partir pour un long voyage dont il ne sait pas jusqu'où il le conduira ni quand il en reviendra, Hippolyte soit davantage porté à se confier à Théramène et à lui avouer un secret qui lui pèse, comme beaucoup de secrets, un secret dont il a honte, mais un secret qui, en même temps, le rend heureux et fier, un secret qu'il est sans doute content de faire enfin partager à Théramène. De plus, depuis qu'il a pris cette décision, il se sent moins coupable dans la mesure où il s'est ainsi prouvé à lui-même qu'il était capable de réagir énergiquement contre sa passion en ayant recours aux grands moyens. On peut penser aussi que, par un besoin de compensation en quelque sorte, il a envie, au moment où il va s'éloigner d'Aricie pour une durée indéterminée, de faire, sans qu'elle le sache, un premier pas vers elle en confiant enfin à quelqu'un d'autre l'amour qu'il a pour elle. Ainsi, alors qu'Hippolyte a décidé d'avoir recours à la fuite pour lutter contre son amour, paradoxalement, le premier résultat de cette décision sera de l'amener à avouer cet amour qu'il avait toujours caché. Il en sera de même pour Phèdre à la scène 3 [2].

…… La deuxième raison que l'on peut invoquer pour expliquer l'aveu d'Hippolyte, mais on ne la connaîtra que plus tard, c'est qu'il croit que son père est mort. Il va dire à Théramène qu'il part parce que, sans nouvelles de Thésée depuis six mois, il est de plus en plus inquiet pour lui. Mais il avouera à Aricie qu'il a, depuis quelque temps déjà, dépassé le stade de l'inquiétude et s'est convaincu que, si son père était encore en vie, on entendrait parler de lui [3]. On peut donc estimer que l'interdit paternel lui paraît maintenant moins pesant et moins contraignant et qu'il attend seulement d'avoir la certitude que son père est bien mort pour s'en libérer tout à fait. Et, de fait, l'annonce de la mort de Thésée aura pour premier effet de l'amener à révoquer les lois que celui-ci avait prises contre Aricie et à lui proposer de l'épouser.

…… Enfin une troisième raison achève de rendre cet aveu parfaitement naturel : son caractère non prémédité. C'est presque malgré lui et sans s'en rendre vraiment compte que, pour répondre aux étonnements et aux interrogations de Théramène, Hippolyte va glisser peu à peu jusqu'à l'aveu. Au début, il a seulement l'intention, du moins consciemment, d'annoncer à Théramène qu'il s'en va et il veut continuer à lui cacher son amour pour Aricie. Mais, comme cet amour est la vraie raison de son départ, il va être amené à donner une fausse raison pour expliquer sa décision. Cette fausse raison va susciter l'étonnement de Théramène, mais ce que va dire ensuite Hippolyte pour répondre à cet étonnement n'aura pour résultat que de l'accroître encore. Il en sera de même des répliques suivantes d'Hippolyte qui sera à chaque fois amené à en dire un peu plus, à aller un peu plus loin dans la voie des confidences, pour en venir enfin à livrer son secret.

…… Racine a voulu préparer l'aveu d'Hippolyte. Il a jugé qu'il ne pouvait pas avouer spontanément et sans réticences à Théramène une chose qu'il lui avait soigneusement cachée jusqu'ici. Mais, du même coup, il va pouvoir donner aux spectateurs les informations qu'il doit leur donner. Si Hippolyte avait dit d'emblée à Théramène qu'il voulait partir parce qu'il aimait Aricie, les deux personnages n'auraient pas eu l'occasion de se dire tout ce qu'ils vont se dire, et d'abord le plus important, c'est-à-dire ce qui concerne Phèdre. Ainsi Racine a su faire d'une pierre deux coups. Il a su expliquer comment Hippolyte avait été amené à révéler à Théramène ce qu'il ne lui avait encore jamais révélé, mais, ce faisant, il a su donner à ses personnages l'occasion de dire ce qu'il avait besoin qu'ils disent. Voyons comment.

…… En annonçant qu'il part à la recherche de son père, Hippolyte va beaucoup étonner Théramène. Pour expliquer son étonnement, celui-ci va, dans un premier temps, faire observer à Hippolyte que son voyage risque fort de ne servir à rien, puisque lui-même a déjà vainement cherché Thésée partout où l'on pouvait raisonnablement espérer avoir une chance de le trouver et que, faute de disposer de nouveaux éléments, il n'a pratiquement aucune chance de réussir là où lui-même a échoué [4]. Si Hippolyte ne lui avait pas annoncé qu'il partait à la recherche de son père, Théramène n'aurait eu évidemment aucune raison de lui rappeler le long périple qu'il avait lui-même entrepris et d'en énumérer toutes les étapes. Hippolyte, en effet, doit d'autant mieux s'en souvenir que c'est à sa demande que Théramène était parti, comme celui-ci le lui rappelle d'ailleurs (« pour satisfaire à votre juste crainte »). Certes ce rappel des divers lieux où Théramène a vainement cherché Thésée, n'était pas absolument indispensable. Mais, s'il n'apprend au spectateur rien qu'il doive nécessairement savoir, il n'en sert pas moins à créer l'atmosphère de la pièce. En nous faisant rapidement parcourir à sa suite l'archipel grec, Théramène commence à dresser la riche toile de fond géographique et mythologique que complètera la suite de la scène, notamment avec la grande tirade d'Hippolyte (vers 65-113).

…… Mais Théramène ne se contente pas de dire à Hippolyte que le voyage qu'il veut entreprendre a toutes les chances d'être inutile; il suggère aussi qu'il pourrait ne pas plaire à son père, peut-être en quête d'une nouvelle conquête [5]. Là encore, Théramène n'aurait, en d'autres circonstances, aucune raison de rappeler les frasques de Thésée à Hippolyte qui ne les connaît que trop (voir vers 83-94). Mais il est tout à fait normal qu'il le fasse ici puisqu'il veut le dissuader d'aller à la recherche de son père. Ce faisant, il renseigne le spectateur sur la personnalité de Thésée d'une manière parfaitement naturelle. Et il nous renseigne en même temps sur lui-même. Apparemment, et il n'y a pas lieu de s'en étonner, le gouverneur que Thésée a choisi pour son fils, n'a rien d'un rigoriste austère et rigide. Loin de le scandaliser, l'hypothèse que Thésée pourrait être sur la trace d'une nouvelle conquête, serait plutôt de nature à l'amuser. L'idée qu'alors que sa famille et ses amis sont en train de « trembler » pour lui, Thésée pourrait être « tranquillement » en train d'attendre qu'une nouvelle proie tombe dans ses filets, cette idée qui pourrait le choquer, semble plutôt le faire sourire. On ne s'étonnera donc pas s'il semblera tout à l'heure heureusement surpris d'apprendre qu'Hippolyte aime enfin (vers 57-65) et s'il lui conseillera de s'abandonner sans remords à son amour (vers110-126). Mais Thésée n'est pas qu'un coureur de jupons : il est aussi et d'abord un « héros », comme Théramène ne manque pas de le rappeler au passage (vers 21). Ce double aspect de la personnalité de Thésée sera évoqué de nouveau, et assez longuement, par Hippolyte dans la seconde partie de la scène (vers 75-94).

…… Si l'idée que Thésée pourrait être de nouveau en quête d'aventures amoureuses, semble plutôt amuser Théramène, elle n'amuse manifestement pas du tout Hippolyte qui va vite l'interrompre, pour lui objecter que Thésée est maintenant guéri de ses erreurs de jeunesse, Phèdre ayant enfin réussi à le fixer [6]. On sent qu'Hippolyte est à la fois choqué et peiné par les propos de Théramène. Il l'est sans doute d'autant plus que l'hypothèse de Théramène n'a rien d'invraisemblable et que lui-même a déjà dû l'envisager plus d'une fois. Ce qu'il lui dit, c'est donc ce qu'il a dû se dire souvent à lui-même, et qui correspond certainement à la réalité. Il n'y a aucune raison, en effet, de ne pas croire Hippolyte lorsqu'il dit que Thésée s'est assagi et que Phèdre semble avoir réussi, du moins au bout d'un certain temps (« depuis longtemps » laisse entendre que Thésée a eu quelques aventures extra-conjugales au début de son mariage) à guérir son mari de son « inconstance fatale ». Il se pourrait pourtant que ce qu'on avait pris pour une guérison n'ait été qu'une rémission et que les vieux démons de Thésée se soient réveillés. Mais cette hypothèse, Hippolyte refuse de l'envisager. Après avoir ainsi invité Théramène à parler de Thésée avec plus de circonspection, Hippolyte réaffirme son intention de partir à la recherche de son père, mais, admettant implicitement le bien-fondé de la première objection de Théramène, il ajoute qu'il veut aussi fuir des « lieux [qu'il] n'ose plus voir [7]». Hippolyte fait ici un premier pas vers l'aveu de son amour. Il ne peut pas ne pas savoir, en effet, qu'en disant à Théramène qu'il veut fuir Trézène, il va le plonger dans la stupéfaction et ainsi provoquer ses questions. On peut penser que, sans en avoir peut-être clairement conscience, il essaie de mettre Théramène sur la voie et le pousse à jouer son rôle de confident, c'est-à-dire à s'employer à le faire parler.

…… Et Théramène ne va pas manquer de s'étonner, en rappelant à Hippolyte que, depuis son enfance, Trézène avait été son lieu de prédilection et qu'il l'avait toujours préféré à Athènes [8], ce qu'un autre jour, il n'aurait eu aucune raison de lui rappeler. Mais Hippolyte vient de lui dire qu'il voulait fuir Trézène et Théramène tombe véritablement des nues. Il est d'autant plus stupéfait qu'il y a quelques minutes, Hippolyte parlait encore de « l'aimable Trézène ». Il est donc normal qu'il lui dise son étonnement et qu'il lui demande, puisqu'il ne peut évidemment croire que c'est le lieu même qu'Hippolyte ne veut plus voir, quelle raison peut bien l'en chasser. Plutôt qu'à un « péril », car il ne voit vraiment pas quel danger Hippolyte pourrait courir à Trézène, Théramène pense à un « chagrin » secret. En effet, il a cru remarquer que, depuis quelque temps, Hippolyte n'était plus le même comme il le lui dira un peu plus loin [9]. En lui disant son étonnement, Théramène nous permet de connaître un peu mieux Hippolyte, qui, étant d'un naturel un peu sauvage, préfère de loin la nature à la ville. Peu fait pour les pompes de la cour, il aime vivre au grand air, étant, comme Théramène nous l'apprendra bientôt, un grand sportif et un grand chasseur.

…… Aux interrogations de Théramène, Hippolyte ne va apporter qu'une réponse partielle plus propre à l'égarer qu'à l'éclairer vraiment, en lui disant que l'arrivée de Phèdre a tout changé [10]. Cette réponse est littéralement exacte, mais d'une exactitude purement chronologique. Hippolyte répond seulement à la première interrogation de Théramène (« depuis quand… ? »), et non à la dernière (« Quel péril, ou plutôt quel chagrin… ? »). Mais, ce faisant, il va l'induire en erreur, et, avec lui, quiconque voit ou lit la pièce pour la première fois. À la lettre, il est exact que c'est depuis que Phèdre est arrivée à Trézène qu'Hippolyte s'y sent mal à l'aise. Ce n'est pourtant nullement à cause de l'arrivée de Phèdre, mais à cause de celle d'Aricie qui, nous le saurons plus tard [11], a débarqué à Trézène en même temps que Phèdre. Mais, bien sûr, il est tout à fait logique, il est tout à fait naturel que Théramène comprenne que le « chagrin » d'Hippolyte est lié à la présence de Phèdre.

…… Si l'erreur de Théramène est tout à fait normale, il n'en est pas de même de celle d'un certain nombre de critiques qui s'appuient sur cette réplique d'Hippolyte pour prétendre que c'est Phèdre qu'il fuit, et qui, à la différence de Théramène, refusent de le croire lorsqu'il détrompe celui-ci et lui dit que ce n'est pas Phèdre qu'il fuit, mais Aricie. C'est le cas de Lucien Goldmann qui affirme qu'Hippolyte donne à Théramène « deux réponses différentes, dont la première - la suite de la pièce le montrera - est la seule valable […] Ce qui lui fait peur, ce devant quoi il fuit c'est Phèdre ». Certes, reconnaît Goldmann, « tout de suite, cependant, Hippolyte se reprend », mais, dit-il après avoir cité la réplique suivante d'Hippolyte, « dans ces vers tout est faux [12]». Si « tout est faux », ce n'est pas dans ce que dit Hippolyte, mais dans ce que dit Goldmann, ici comme à toutes les pages du Dieu caché. Hippolyte ne donne pas à Théramène « deux réponses différentes », dont la première serait la seule vraie, la seconde étant entièrement fausse : il lui donne une seule et même réponse, mais il la lui donne en deux temps. Lorsqu'il dit à Théramène qu'il ne fuit pas Phèdre, mais Aricie, il ne « se reprend » pas : il progresse, il franchit le pas.

…… Si Hippolyte recule, ce n'est pas après l'aveu, mais devant l'aveu. Il ne « se reprend » pas : il s'y prend à deux fois. Il ne faut pas dire qu'il essaie, dans sa seconde réponse, de revenir sur un aveu qui lui aurait échappé malgré lui, mais bien plutôt, qu'il ne peut s'empêcher, dans sa première réponse, de retenir un aveu qui a déjà commencé à lui échapper. Cette première réponse est passablement jésuitique : en disant que c'est depuis l'arrivée de Phèdre qu'il se sent mal à l'aise à Trézène, Hippolyte joue sur les mots, et tourne, une nouvelle fois, autour du pot. Peut-être a-t-il bien l'intention, lorsqu'il commence sa réplique, d'aller jusqu'au bout de l'aveu, et au dernier moment, n'ose-t-il pas prononcer le nom d'Aricie et se rattrape-t-il in extremis en évoquant celle qui est arrivée en même temps qu'Aricie, ce qui lui permet de terminer la phrase qu'il avait commencée sans dire la vérité, mais sans pour autant dire de mensonge, du moins littéral.

…… Comme le dit très justement Jean Pommier, et contrairement à ce que pensent Lucien Goldmann, Charles Mauron [13] et quelques autres [14], si Hippolyte parle de Phèdre, « c'est en pensant à la jeune beauté qui est venue en même temps, à la sœur des Pallantides. Il la nomme pour n'en pas nommer une autre [15]». Hippolyte est si peu obsédé par Phèdre, fût-ce d'une manière totalement inconsciente, qu'il ne se rend peut-être même pas compte que la réponse qu'il fait à Théramène ne peut qu'induire celui-ci en erreur. Car il est tout à fait normal que, lorsque Hippolyte lui dit qu'il ne sent plus à son aise à Trézène depuis l'arrivée de Phèdre, Théramène comprenne que c'est à cause de de son arrivée, et qu'il se rappelle quelle a été autrefois la conduite de Phèdre à l'égard d'Hippolyte. Et on peut penser qu'en effet Hippolyte aurait sans doute été assez contrarié de l'arrivée de Phèdre, si Aricie n'était arrivée en même temps qu'elle. Mais la présence de celle-ci a comme effacé celle de celle-là. Depuis qu'il est tombé amoureux d'Aricie, Hippolyte ne pense pas pratiquement plus à Phèdre. Il a presque oublié tous les torts qu'elle a eus envers lui. S'il dit que ce sont « les dieux » qui l' « ont envoyée » à Trézène, ce n'est pas, comme le pensent volontiers les critiques d'inspiration freudienne, parce que le personnage de Phèdre lui inspirerait on ne sait quelle terreur quasi religieuse : c'est parce qu'en parlant de Phèdre, il pense à Aricie. Comme Phèdre le fait continuellement, mais, chez Hippolyte, ce n'est qu'un mouvement occasionnel qu'on aurait tort de prendre trop au sérieux, il rend les dieux responsables de son amour [16].

…… Mais, si Hippolyte ne pense guère à Phèdre, alors même qu'il l'évoque, Racine, qui n'oublie pas que son personnage principal est « la fille de Minos et de Pasiphaé », y pense pour lui. Phèdre a déjà été évoquée par Hippolyte dans sa précédente réplique, mais c'était incidemment, pour dire à Théramène que l'époque des frasques amoureuses de Thésée était bien révolue. Même si, en réalité, c'est toujours incidemment qu'Hippolyte mentionne une seconde fois Phèdre (il n'évoque son arrivée que comme un point de repère pour dire depuis quand il se sent mal à l'aise à Trézène), on ne peut le comprendre encore, et c'est avec cette réplique d'Hippolyte que la figure de Phèdre, avant qu'elle n'apparaisse elle-même à la scène 3, fait sa véritable entrée dans la pièce. Et Racine a voulu donner à cette entrée, grâce à Hippolyte, mais sans qu'il en ait lui-même conscience, une sorte de solennité inquiétante et tragique. Quand Hippolyte dit que ce sont les dieux qui ont amené Phèdre à Trézène, il pense en fait à Aricie, mais il ne croit pas si bien dire : ce sont bien les dieux, c'est-à-dire, la fatalité, c'est-à-dire la volonté du dramaturge qui ont amené Phèdre à Trézène pour la perdre et perdre Hippolyte avec elle.

…… Si, pour désigner Phèdre, Hippolyte utilise une périphrase qui rappelle qui sont le père et la mère de Phèdre, on aurait tort de croire qu'il la charge de lourds sous-entendus. Il ne faut pas que l'acteur qui joue le rôle d'Hippolyte prononce ce vers avec emphase. Il ne faut pas qu'il détache trop les deux noms, et encore moins qu'il les sépare bien, en marquant une pause après le premier, comme pour bien insister sur le fait que, si Phèdre est la fille de Minos, elle est aussi, elle est peut-être surtout la fille de Pasiphaé [17]. Il faut, au contraire, qu'il prononce le vers sur un ton très neutre, voire légèrement absent, un peu comme s'il pensait à autre chose (et, de fait, il pense à quelqu'un d'autre). Mais, si Hippolyte nomme Minos et Pasiphaé sans vraiment penser à eux [18], Racine y pense pour lui. Il entend rappeler ainsi, dès le début de la pièce la double ascendance de Phèdre, Minos représentant la règle, le droit, la raison, tandis que Pasiphaé représente le désordre, le délire, la passion avec tous les excès dont elle est capable.

…… Si Hippolyte nous a rappelé l'ascendance glorieuse et inquiétante de Phèdre, c'est à Théramène que Racine a confié le soin de nous faire très rapidement l'histoire de ses relations avec Hippolyte et de nous informer du mal mystérieux qui la fait mourir [19]. Et de nouveau, cela se fait de la façon la plus naturelle qui soit. La réplique de Théramène est constituée de deux parties. Dans les quatre premiers vers, il explicite ce qu'il croit être la raison invoquée par Hippolyte. Et dans les sept vers qui suivent, il entreprend de le convaincre que cette raison ne tient plus. Théramène croit maintenant avoir compris (« J'entends ») et bien compris pourquoi Hippolyte veut partir. Il se demandait quel « chagrin » pouvait bien le chasser de Trézène. Maintenant, pense-il, il le sait (« Phèdre ici vous chagrine »). Et cela l'amène à rappeler rapidement ce qu'Hippolyte ne sait que trop et qu'en d'autres circonstances, il n'aurait eu aucune raison de lui rappeler. Si Théramène éprouve le besoin de rappeler à Hippolyte les raisons qu'il a de ressentir pour Phèdre une profonde antipathie, et l'on sent bien que Théramène comprend ces raisons et partage l'antipathie d'Hippolyte, c'est parce qu'il n'en sera ainsi que plus à l'aise pour essayer de le persuader que les choses ont changé. Mais, ce faisant, il renseigne très utilement le spectateur. Celui-ci apprend que Phèdre a manifesté envers Hippolyte une hostilité très vive, et qui semble avoir été quasi immédiate (« à peine elle vous vit »). Et, bien sûr, pour l'essentiel, l'information que nous donne Théramène est tout à fait erronée, et même directement contraire à la vérité, puisque, bien loin de haïr Hippolyte, Phèdre l'a tout de suite aimé passionnément. Mais, en même temps, il nous livre de précieux renseignements sur le comportement de Phèdre chez qui la vue d'Hippolyte, loin de la laisser indifférente, a fait naître des sentiments très violents et qui a très rapidement obtenu que Thésée l'exile.

…… Et ce comportement ne laisse pas d'avoir quelque chose d'étrange et de mystérieux. Certes Théramène croit connaître l'explication du comportement de Phèdre : Phèdre a réagi en « marâtre ». Mais cette explication ne rend qu'imparfaitement compte des faits qu'il nous rapporte. Ces faits, nous ne les comprendrons vraiment que lorsque Phèdre racontera à Œnone la naissance de sa passion et les mots qu'elle emploiera alors, sembleront faire écho à ceux que Théramène a employés [20]. Si la réaction de Phèdre n'avait été que celle d'une « marâtre », fût-elle particulièrement odieuse, comment expliquer la violence exceptionnelle de cette réaction et surtout le fait qu'elle semble avoir été quasi instantanée et causée par la personne même d'Hippolyte ? Si vraiment c'était son beau-fils qu'elle avait haï en Hippolyte, comment expliquer que cette haine ne soit née qu'au moment où elle l'a vu ? Au total, si Théramène a fort mal interprété le comportement de Phèdre (il a imputé à la haine ce qui était l'effet de l'amour), il ne l'en a pas moins décrit d'une manière exacte et n'en a pas moins donné ainsi au spectateur des éléments qui, s'il avait le temps de réfléchir, pourraient peut-être le mettre sur la voie de la vérité.

…… Si Théramène croit comprendre l'attitude d'Hippolyte, la conduite passée de Phèdre à son égard n'expliquant que trop son ressentiment, il ne peut pourtant s'empêcher d'être étonné de constater que celui-ci reste toujours aussi violent. Et cela l'amène encore à lui rappeler ce qu'il n'aurait eu normalement aucune raison de rappeler, à savoir que les choses ont bien changé, la haine de Phèdre semblant, sinon éteinte, du moins très affaiblie. De plus, et surtout, cela l'amène à lui faire remarquer que, quels que que puissent être les sentiments de Phèdre à son égard, elle n'est plus du tout en état de lui nuire : elle n'en a plus la force, puisqu'elle est « mourante », ni sans doute le désir, puisque, semble-t-il, « lasse […] d'elle-même et du jour qui l'éclaire », elle ne « cherche » plus qu' « à mourir ». Par la bouche de Théramène, Racine peut ainsi nous renseigner, de la manière la plus naturelle qui soit, sur l'état actuel de Phèdre.

…… Mais les renseignements que nous donne Théramène ne laissent pas de soulever pas mal d'interrogations. Quel est le mal de Phèdre? Pourquoi cherche-t-elle à mourir ? Est-ce seulement parce qu'elle sait son mal incurable et qu'elle souhaite en finir au plus vite ? Ce mal qu'elle « s'obstine à taire », comme si elle en avait honte, est-il seulement, est-il vraiment physique ? N'est-ce pas plutôt d'un mal moral que souffre cette Phèdre « lasse […] d'elle-même et du jour qui l'éclaire »? Mais, si la Phèdre d'aujourd'hui a évidemment un secret qu'elle défend farouchement et semble vouloir emporter dans la tombe, celle d'hier, qui s'est prise si soudainement d'une haine si violente pour son beau-fils, n'était-elle pas déjà un personnage passablement énigmatique ? Théramène oppose la Phèdre d'aujourd'hui à la Phèdre d'hier, comme la Phèdre inoffensive à la Phèdre « dangereuse ». Mais ces deux Phèdres sont-elles si différentes ? La haine que Phèdre portait à Hippolyte semble s'être maintenant retournée contre elle-même. Au lieu d'Hippolyte, c'est elle-même maintenant qu'elle semble ne plus souffrir. C'est Hippolyte qu'elle a autrefois contraint à partir; c'est elle-même maintenant qui veut s'en aller pour toujours. N'est-ce pas la même conduite qui se poursuit par des moyens différents et ne s'explique-t-elle pas par la même raison et le même secret ? C'est ce que l'on comprendra à la fin de la scène 3, lorsque Phèdre aura avoué à Œnone qu'elle a choisi la mort comme ultime remède contre sa passion.

…… Théramène s'est efforcé de faire comprendre à Hippolyte qu'il n'avait plus de raisons de craindre Phèdre. Mais c'était bien inutile et Hippolyte va toute de suite lui faire comprendre qu'il prêchait un converti, en ajoutant qu'il ne fuit pas Phèdre, mais Aricie [21]. Si Hippolyte ne semble pas croire que la haine de Phèdre s'est vraiment « évanouie ou s'est bien relâchée » (il semble croire, au contraire, en la persistance de son « inimitié »), en revanche, il est tout à fait conscient qu'elle ne peut plus rien contre lui. La briéveté de la phrase, empreinte d'une légère ironie, ne laisse aucun doute sur ses sentiments : Phèdre est maintenant, si l'on ose dire, le cadet de ses soucis. Mais, si Hippolyte ne pense plus guère à Phèdre, ce n'est pas seulement parce qu'il n'a plus lieu de la craindre, c'est aussi, nous l'avons dit, et peut-être surtout, parce que quelqu'un d'autre maintenant occupe ses pensées. Hippolyte se trouve donc amené à parler d'Aricie pour une double raison : il veut non seulement donner enfin à Théramène la véritable raison de son départ, mais aussi achever de lui faitre comprendre pourquoi l' « inimitié » de Phèdre lui paraît mantenant si « vaine ».

…… Or il va parler d'Aricie en termes ambigus, à la fois parce qu'il hésite encore à avouer clairement ses sentiments et parce que, pour répondre à Théramène et mieux le convaincre qu'il ne pense même plus à la haine de Phèdre, il est amené à établir une sorte de parallèle entre les deux femmes pour suggérer que la première a pour ainsi dire chassé la seconde de son esprit. Mais, en parlant d'Aricie comme d' « une autre ennemie », alors qu'il vient de rappeler « l'inimitié » de Phèdre, il semble suggérer qu'Aricie est, à ses yeux, une autre Phèdre et qu'il y a une situation conflictuelle entre Aricie et lui, comme entre Phèdre et lui. Théramène ne peut pas comprendre qu'Hippolyte joue sur les mots : s'il parle d'Aricie comme d'une « ennemie », c'est certes parce que sa famille a combattu Thésée, et il ne peut l'oublier, non pas parce qu'il partage l'inimitié de son père envers Aricie, mais parce qu'à cause de cette inimitié, il ne peut songer à l'épouser sans braver l'interdit paternel; mais c'est aussi et surtout parce qu'il est amoureux d'elle et qu'il utilise ici le vocabulaire de la langue amoureuse qui parle volontiers de l'être aimé comme d'un « ennemi »[22]. Et il n'est guère surprenant qu'Hippolyte reprenne cette métaphore, puisque, étant d'un naturel particulièrement sauvage et fier et s'étant toujours montré jusqu'ici, tant par tempérament que par réaction contre l'inconduite paternelle, hostile à l'amour, il est porté plus que tout autre à le ressentir comme une aliénation.

…… La réponse d'Hippolyte va donc de nouveau induire Théramène en erreur et susciter son étonnement. Comme le précédent, ce nouveau contresens l'amène à rappeler à Hippolyte ce qu'il n'aurait eu autrement aucune raison de lui rappeler, à savoir qu'Aricie n'a pas trempé dans les complots de ses frères et qu'il n'a donc aucune raison de la haïr [23]. Il nous renseigne ainsi, et, une fois de plus, d'une façon tout à fait naturelle, sur le personnage d'Aricie et sur sa famille, en complétant l'indication rapide que nous avait déjà donnée Hippolyte à la fin de la réplique précédente. Et les renseignements donnés ici par Théramène seront eux-mêmes complétés par les nouvelles indications que nous donnera un peu plus loin Hippolyte, lorsqu'il rappellera l'interdit lancé contre Aricie par Thésée qui ne veut pas qu'elle puisse se marier. C'est à cet interdit, nous le comprendrons alors, que Théramène fait allusion dans le premier vers de sa réplique et les termes qu'il emploie (« la persécutez-vous ? ») suggère qu'il plaint Aricie et désapprouve la conduite de Thésée à son égard. Aussi s'étonne-t-il de voir qu'Hippolyte semble partager les sentiments de son père, alors que, jusqu'ici, il ne l'avait certainement jamais entendu dire quoi que ce soit qui puisse le faire penser, même si Hippolyte n'a, non plus, certainement jamais osé dire à personne, pas même à Théramène, qu'il désapprouvait la façon dont Aricie était traitée.

…… Le nouveau contresens de Théramène va susciter une nouvelle rectification de la part d'Hippolyte et l'amener ainsi à franchir le pas, en avouant enfin la véritable raison de son départ (vers 56 : « Si je la haïssais, je ne la fuirais pas »). Manifestement le mot « haïr » employé par Théramène (« Et devez-vous haïr ses innocents appas ? ») a touché au vif Hippolyte, qui ne peut supporter l'idée d'être soupçonné de haïr celle qu'il aime [24]. Mais il ne se contente pas de dire que ce n'est pas la haine qui le fait fuir Aricie : il suggère que c'est, au contraire, l'absence de haine. Son propos ne revient pas seulement à dire : « Je la fuis, mais je ne la hais pas »; il revient à dire : « C'est parce que je ne la hais pas que je la fuis ». Il a donc un caractère évidemment paradoxal : il semble, à première vue, beaucoup plus logique de fuir quelqu'un parce qu'on le hait que de le fuir parce qu'on ne le hait pas. Aussi le caractère paradoxal du propos invite-t-il à le décoder et à y voir une litote, « si je la haïssais » voulant évidemment dire : « si je ne l'aimais pas ». Et c'est évidemment comme cela que Théramène va le comprendre, malgré l'étonnement que lui donne cette nouvelle.

…… Ce dernier étonnement de Théramène va l'amener à rappeler à Hippolyte l'hostilité déclarée envers l'amour qu'il avait toujours manifestée jusqu'ici (vers 59-65), et pousser ainsi celui-ci à se lancer dans une grande tirade-confession pour expliquer son attitude, ce qui va l'amener à évoquer longuement le double aspect de la personnalité de son père, en rappelant ses principaux exploits et ses principales conquêtes, et à exprimer le très fort sentiment de culpabilité que lui donne son amour pour Aricie, en rappelant l'interdit paternel qui pèse sur elle (vers 65-113). Et tout cela, bien sûr, est de nouveau fort utile pour informer le spectateur.

…… Dans Phèdre, le miracle, qui est quasi permanent, se produit dès les premiers vers. Racine s'y est joué avec une maîtrise admirable de toutes les difficultés d'une scène d'exposition. Les circonstances dans lesquelles se produit l'aveu par Hippolyte de son amour pour Aricie, le rendent parfaitement naturel. Hippolyte, qui n'a encore jamais soufflé mot de son amour à personne, non seulement parce qu'il a jusqu'ici toujours regardé l'amour comme une faiblesse, mais aussi et surtout à cause de l'interdit paternel qui pèse sur Aricie, ne saurait sans invraisemblance avouer spontanément à Théramène qu'il est amoureux de la jeune fille. S'il va au début de la pièce se laisser entraîner sur une pente qui le conduira assez rapidement à l'aveu, c'est parce que Racine a su créer les conditions propices pour cela. Il est naturel qu'au moment de faire ses adieux à Théramène, alors qu'il part pour un voyage dont il ne sait pas ni où il le mènera ni combien de temps il durera ni même s'il en reviendra (il n'est pas sans danger de partir sur les traces d'un héros tueur de brigands et de monstres comme Thésée), Hippolyte soit plus facilement tenté de confier à Théramène un secret qu'au fond de lui-même, en dépit de la honte qu'il en éprouve ou croit devoir en éprouver, il avait depuis longtemps envie de lui confier. Et il va d'autant plus facilement céder à la tentation que son sentiment de culpabilité se trouve, sinon effacé, du moins atténué par le fait même qu'il a pris la décision de partir, c'est-à-dire de fuir Aricie, alors même que l'interdit paternel devient pour lui de moins en moins pesant, au fur et à mesure que, les jours passant, il est de plus en plus convaincu que, si Thésée ne reparaît pas et ne fait plus parler de lui, c'est probablement parce qu'il est mort.

…… Mais les mêmes raisons qui l'ont empêché de parler jusqu'ici, font qu'il ne saurait le faire directement et sans ambages : il va y être amené, nous l'avons vu, progressivement et, en quelque sorte, malgré lui, par la logique même des propos qu'il échange avec Théramène. C'est par des détours qu'il va donc être conduit à l'aveu et cela fait l'affaire du dramaturge qui va profiter de ces détours pour donner aux spectateurs les renseignements qu'il veut leur donner. Les 56 premiers vers qui servent à rendre l'aveu d'Hippolyte vraisemblable et naturel, servent en même temps à apprendre aux spectateurs ce qu'un aveu direct et spontané d'Hippolyte n'aurait pas permis de leur apprendre et à leur faire faire connaissance, avec tous les acteurs de la tragédie qui va se nouer, à l'exception d'Œnone, en même temps qu'à créer une climat d'inquiétude et de mystère propre à les plonger dès le début dans l'atmosphère tragique. Une fois accompli, cet aveu, par le nouvel étonnement qu'il donne à Théramène et le besoin qu'éprouve Hippolyte de s'expliquer, amène de nouveau les deux personnages, le second surtout, à rappeler des choses que, sans cet aveu, ils n'auraient eu aucune raison de rappeler et à informer ainsi le spectateur de la façon la plus naturelle qui soit. La vraisemblance psychologique s'accorde donc parfaitement bien avec les nécessités dramaturgiques [25].


 

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NOTES :

[1] Nizet, 1962, p. 56.

[2] Comme Hippolyte, Phèdre a décidé d'avoir recours aux grands moyens pour lutter contre sa passion; comme lui, elle a choisi de partir, à ceci près que le moyen auquel elle a recours est encore bien plus radical que celui d'Hippolyte, puisqu'elle a choisi de partir pour un pays d'où l'on ne revient jamais. C'est ce qu'elle avouera à Œnone à la scène 3 (vers 309-310) :

Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire.

[3] Acte II scène 2, vers 465-468 :

Mon père ne vit plus. Ma juste défiance
Présageait les raisons de sa trop longue absence :
La mort seule, bornant ses travaux éclatants,
Pouvait à l'univers le cacher si longtemps.

[4] Vers 8-16 :

Et dans quels lieux, Seigneur, l'allez-vous donc chercher?
Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,
J'ai couru les deux mers que sépare Corinthe.
J'ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
Où l'on voit l'Achéron se perdre chez les morts.
J'ai visité l'Elide, et laissant le Ténare,
Passé jusqu'à la mer qui vit tomber Icare.
Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats
Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?

[5] Vers 17-21 :

Qui sait même, qui sait si le roi votre père
Veut que de son absence on sache le mystère ?
Et si lorsque avec vous nous tremblons pour ses jours,
Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,
Ce héros n'attend point qu'une amante abusée…

[6] Vers 22-26 :

Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.
De ses jeunes erreurs désormais revenu,
Par un indigne obstacle il n'est point retenu;
Et fixant de ses vœux l'inconstance fatale,
Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.

[7] Vers 27_28 :

Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir,
Et je fuirai ces lieux que je n'ose plus voir.

[8] Vers 29-33 :

Hé ! depuis quand, Seigneur, craignez-vous la présence
De ces paisibles lieux si chers à votre enfance,
Et dont je vous ai vu préférer le séjour
Au tumulte pompeux d'Athène et de la cour ?
Quel péril ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

[9] Vers 128-134 :

Avouez-le tout change; et depuis quelques jours
On vous voit moins souvent orgueilleux et sauvage,
Tantôt faire voler un char sur le rivage;
Tantôt, savant dans l'art par Neptune inventé,
Rendre docile au frein un coursier indompté.
Les forêts de nos cris moins souvent retentissent.
Chargés d'un feu secret, vos yeux s'appesantissent.

[10] Vers 34-36 :

Cet heureux temps n'est plus. Tout a changé de face
Depuis que sur ces bord les dieux ont envoyé
La fille de Minos et de Pasiphaé.

[11] Voir acte III, scène 5, vers 929-930.

[12] Le Dieu caché, p.424.

[13]  Phèdre Corti, 1968, pp. 57-58

[14] Notamment Francesco Orlando, Lettura freudiana della 'Phèdre', Einaudi, Torino, 1971, trad. franç., Les Belles Lettres, 1986, pp. 128-129

[15] Aspects de Racine, Nizet, 1954, p. 390.

[16] Il dira plus loin (vers 95-96) :

Et moi-même, à mon tour je me verrais lié ?
Et les Dieux jusque-là m'auraient humilié ?

[17] Jean-Louis Barrault dit très justement, me semble-t-il, qu'il faut « dire 'Minos et Pasiphaé' comme s'il ne s'agissait que d'un seul mot » (Phèdre, mise en scène et commentaires de Jean-Louis Barrault, éditions du Seuil, collection 'Mises en scène', 1946, p. 79).

[18] Citons encore Jean Pommier : « Quant au fond sans doute, Minos représente-t-il la sagesse et Pasiphaé la luxure, mais pour qui ? Pas pour celui qui prononce le vers»( Ibid.)

[19] Vers 37-47 :

J'entends. De vos douleurs la cause m'est connue,
Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.
Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,
Que votre exil d'abord signala son crédit.
Mais sa haine sur vous autrefois attachée,
Ou s'est évanouie, ou s'est bien relâchée.
Et d'ailleurs, quels périls vous peut faire courir
Une femme mourante et qui cherche à mourir ?
Phèdre atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à taire,
Lasse enfin d'elle-même et du jour qui l'éclaire,
Peut-elle contre vous former quelques desseins ?



[20] Les mots dont Théramène sert pour évoquer la naissance de ce qu'il croit être la haine de Phèdre pour Hippolyte (« A peine elle vous vit ») annoncent le vers fameux par lequel Phèdre évoquera la naissance de son amour :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue.

[21] Vers 48-51 :

Sa vaine inimitié n'est pas ce que je crains.
Hippolyte en partant fuit une autre ennemie.
Je fuis, je l'avouerai, cette jeune Aricie,
Reste d'un sang fatal conjuré contre nous;

[22] Phèdre elle-même, quand elle fera à Œnone l'histoire de sa passion à la fin de la scène 3, emploiera à trois reprises ce mot pour désigner Hippolyte (vers 272, 293, 303).

[23] Vers 52-55 :

Quoi ! vous-même, Seigneur, la persécutez-vous ?
Jamais l'aimable sœur des cruels Pallantides
Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?
Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

[24] Ce sera de nouveau le mot « haïr » qui, dans la bouche d'Aricie, arrachera à Hippolyte l'aveu de son amour, à la scène 2 de l'acte II (voir vers 515-523).

[25] Ce texte est celui d'une communication faite à New York le 27 mars 1998 lors du quatrième colloque 'Création et réalité d'expression française' organisé par la Société des professeurs français et francophones d'Amérique dont les Actes ont été publiés dans la revue Francographies (New York, 1999, voir tome I, pp. 29-45).

 

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