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……………Pour Raymond Boudon



…………………………Avant-propos



Ce petit livre rassemble trois études. Les deux premières portent sur deux des pages les plus célèbres de Britannicus, le début de la scène 1 de l'acte I et le début de la scène 4 de l'acte IV, dont l'étude m'a paru particulièrement utile pour essayer de résoudre les principaux problèmes d'interprétation que pose la pièce et en mettre en lumière les véritables enjeux. La troisième étude est une longue réfutation de l'interprétation que Goldmann a donnée de cette pièce dans son trop célèbre Dieu caché. Je l'ai écrite, il y a une quinzaine d'années, lorsque je travaillais à ma thèse de doctorat d'Etat dans laquelle je comptais examiner, au départ, l'ensemble de la "nouvelle critique" racinienne, et notamment les travaux de ses trois grands ténors, Lucien Goldmann [1], Charles Mauron [2] et Roland Barthes [3]. Mais je me suis assez vite rendu compte que cette entreprise m'entraînerait beaucoup trop loin, ma démonstration, pour être vraiment convaincante, devait nécessairement être aussi minutieuse et serrée que possible, et qu'ainsi je risquais fort d'arriver harassé à l'âge de la retraite sans avoir terminé mon travail. Je me suis donc finalement limité, à cause de l'extraordinaire audience qu'il a obtenue, à l'examen du seul Sur Racine de Roland Barthes [4]. Mais j'avais déjà rédigé pas mal de pages sur Goldmann, dont celles que je publie aujourd'hui [5].

Certains penseront sans doute que c'est là un combat d'arrière-garde. Mais, s'il est vrai que l'épidémie structuraliste semble maintenant enrayée, il s'en faut bien qu'elle soit éradiquée. Le mal est certes en régression, mais il sévit encore. Pour ne parler que de la critique racinienne, on publie encore des livres [6] et beaucoup d'articles et de communications [7] qui se réclament et s'inspirent encore des grands pontifes de la "nouvelle critique" que l'on continue à citer partout. Même les bibliographies raciniennes les plus sommaires, même celles que l'on trouve dans les Petits Classiques ou dans les éditions de poche des pièces de Racine s'obstinent à mentionner les livres de Goldmann, de Mauron et de Barthes comme des ouvrages de référence [8]. C'est ce que fait aussi M. Jean Rohou dans son Jean Racine. Bilan critique [9]. Certes, dans la mesure où M. Rohou a voulu faire le « bilan » de la critique racinienne, il ne pouvait pas se dispenser de parler des ouvrages de Goldmann, de Mauron et de Barthes, mais il n'était pas obligé de dire que « ces ouvrages restent fondamentaux [10]».

Si Racine est certainement l'auteur auquel se sont le plus intéressés les tenants de la "nouvelle critique", Britannicus est non moins certainement celle des tragédies de Racine qui a le plus retenu leur attention. Ce n'est pas, pour autant, qu'on ait dit sur cette tragédie plus de contrevérités que sur les autres. Il se pourrait, au contraire, qu'on en ait dit moins qu'on en a dit sur Andromaque ou sur Phèdre. On lira tout à l'heure une longue réfutation de toutes celles que Goldmann a énoncées sur Britannicus. Mais il aurait été sans doute beaucoup plus long de faire le même travail à propos de Phèdre. Ainsi, s'il se montre très injuste, nous le verrons, à l'égard de Britannicus en qui il ne veut voir qu'un « pantin », il l'est encore beaucoup plus avec Hippolyte [11]. C'est que, tout compte fait, le schéma de la « vision tragique » par lequel Goldmann croit pouvoir expliquer toutes les tragédies de Racine, se révèle sans doute un peu moins destructeur lorsqu'il est appliqué à Britannicus que lorsqu'il est appliqué à Andromaque ou à Phèdre. Ainsi, s'il est tout à fait injuste de ne voir en Britannicus qu'un « pantin », comme le fait Goldmann, il n'en reste pas moins qu'il n'est évidemment pas une des figures les plus marquantes de la tragédie racinienne et qu'il fait preuve d'une indéniable crédulité. De même, parmi tous les personnages de « fauves » que Goldmann croit pouvoir dénombrer dans les tragédies de Racine, Néron et Agrippine sont incontestablement ceux qui méritent le mieux ce nom. La conception fondamentalement manichéenne qu'en vertu de la grille d'interprétation qu'il a adoptée a priori, Goldmann se croit obligé de découvrir dans la tragédie racinienne et qui lui fait affirmer qu' « un fossé infranchissable » sépare les très rares personnages auxquels il confère le statut de « héros tragique » et qu'il pare de toutes les qualités morales et humaines, de tous les autres qui, « fauves » ou « pantins », constituent « le monde » et sont également dénués de toute valeur humaine, cette conception est un peu moins arbitraire, un peu moins absurde dans le cas de Britannicus que dans celui des autres tragédies de Racine. À ceci près qu'il est assez différent de celui que propose Goldmann (pour lui, il y a, d'un côté, Junie et, de l'autre, tous les autres personnages, Néron, Agrippine, Narcisse, Britannicus et Burrhus), il est vrai qu'il y a, dans Britannicus, un clivage particulièrement marqué entre les personnages que l'on peut considérer comme bons (Junie, Britannicus et Burrhus) et ceux que l'on peut considérer comme mauvais (Néron, Agrippine, Narcisse) qu'on ne retrouve dans aucune autre tragédie.

Ce qui est vrai de Golmann, l'est plus encore de Charles Mauron et de Roland Barthes. La perspective du premier est délibérément psychanalytique, et, de toutes les tragédies de Racine, Britannicus semble être la plus propre, ou la moins impropre, à nourrir une interprétation d'inspiration freudienne. Les deux personnages principaux de la pièce, Néron et Agrippine, paraissent, en effet, pouvoir se prêter moins mal que d'autres personnages à des commentaires psychanalytiques. S'il est, chez Racine un personnage que l'on peut considérer comme un cas psychologique, c'est assurément Néron. Quant à Agrippine, c'est une mère qui se désespère de voir son fils rejeter sa tutelle. Il est donc particulièrement tentant, dans une interprétation psychanalytique, de voir en elle le type même de la « mère phallique », même s'il faut oublier, pour ce faire, que la passion d'Agrippine, c'est le pouvoir beaucoup plus que son fils et que, si elle cherche à conserver son emprise sur Néron, c'est beaucoup moins parce qu'il est son fils, que parce qu'il est l'Empereur. Roland Barthes, lui, n'a pas de grille de lecture bien définie, il n'a pas vraiment de système d'interprétation. Son seul principe directeur est de prendre systématiquement le contre-pied de tout ce qui s'est habituellement dit avant lui et que semblent imposer le sens commun, la logique et le respect du texte. Ainsi, comme l'on a toujours dit que Racine était surtout le peintre de l'amour, Roland Barthes va-t-il prétendre que « le théâtre de Racine n'est pas un théâtre de l'amour […] son théâtre est un théâtre de la violence [12]». Lui aussi va donc trouver dans Britannicus , grâce au personnage d'Agrippine, qui lui paraît être l'incarnation même de la « Mère » qui « agrippe » [13] et, plus encore, à celui de Néron, à cause de son sadisme, lequel est, selon lui, un des caractères majeurs de « l'homme racinien » [14] , la pièce qui se rapproche le plus, ou qui est le moins éloignée, de ce que devraient être, s'il avait raison, toutes les pièces de Racine.

Si la "nouvelle critique" a peut-être eu à déformer Britannicus un peu moins que les autres pièces de Racine pour lui appliquer ses grilles de lecture préfabriquées, elle s'est servie de celle-là pour déformer celles-ci. Trop heureux de trouver dans le théâtre de Racine une pièce qui, par certains aspects, pouvait, avec beaucoup de bonne volonté et à condition de s'abstenir soigneusement de regarder les choses de près, paraître répondre tant bien que mal à l'image qu'ils voulaient en donner, les tenants de la "nouvelle critique" ont pensé qu'il fallait profiter de cette aubaine et utiliser Britannicus comme une sorte de lit de Procuste pour essayer de ramener toutes les tragédies de Racine à une structure commune.

On peut penser, en effet, que Goldmann n'aurait peut-être pas conçu la vision totalement manichéenne qu'il a de la tragédie racinienne, s'il n'avait trouvé dans Britannicus une pièce où, en effet, il y a, d'un côté, des personnages foncièrement immoraux et, de l'autre, des personnages foncièrement honnêtes et vertueux. Il n'a malheureusement pas compris que Britannicus constituait, de ce point de vue, une œuvre à part dans la production racinienne [15] et que Racine y avait enfreint le grand principe qu'à la suite d'Aristote, il avait formulé dans la Première Préface d'Andromaque, à savoir que « les personnages tragiques » ne devaient être « ni tout à fait bons ni tout à fait méchants [16]». Cette règle, dont le seul rappel pourrait déjà suffire à ruiner toute l'interprétation que Goldmann entend nous donner de la tragédie racinienne [17], s'appuie, outre sur l'autorité, sujette à contestation, d'Aristote, d'abord et surtout sur le simple bon sens. Il est clair, en effet, que les personnages tragiques ne doivent pas être « tout à fait bons », non pas sans doute pour la raison qu'invoque Racine, à savoir que « la punition d'un homme de bien exciterait plutôt l'indignation que la pitié du spectateur », puisque la vie ne nous apprend que trop que beaucoup de gens peuvent se voir accablés de malheurs sans les avoir le moins du monde mérités, mais pour la simple raison qu'avec des personnages « tout à fait bons », entièrement vertueux et profondément altruistes, il est très difficile de créer une situation de conflit violent et de la faire se dénouer de façon tragique : si Pyrrhus était un saint, il ne menacerait pas la vie d'Astyanax pour obliger Andromaque à l'épouser, si Hermione était une sainte, elle ne forcerait pas Oreste à tuer Pyrrhus, et si Oreste était un saint, il ne céderait pas au chantage d'Hermione, sans compter que, si Andromaque elle-même était vraiment la sainte que beaucoup de critiques veulent voir en elle, elle n'aurait jamais consenti, pour sauver Astyanax, à laisser un autre enfant mourir à sa place et à jouer la nécessaire mais néanmoins odieuse comédie qu'elle a dû jouer [18]. S'il est donc clair que les personnages tragiques ne doivent pas être « tout à fait bons », il est non moins clair qu'ils ne doivent pas, non plus, être « tout à fait méchants », et cela pour la raison, cette fois, qu'invoque Racine, à savoir que les malheurs des personnages tragiques doivent inspirer de la pitié et qu' « on n'a point pitié d'un scélérat ». Il faut que l'on puisse plaindre même les criminels. Ce n'est pas le cas dans Britannicus où les deux personnages principaux de la pièce sont trop noirs pour inspirer la pitié. On plaint Hermione, on plaint même Roxane; on ne peut vraiment plaindre Agrippine et encore moins Néron. Ce manichéisme dont Goldmann veut faire une règle est, en réalité, une exception dans la tragédie racinienne. Ce qui appartiendrait, selon Goldmann, à l'essence même de la tragédie, fait, au contraire, que Britannicus est une tragédie moins pure que d'autres tragédies de Racine Les plus pures, les plus belles tragédies sont celles où, comme dans Andromaque et Phèdre, personne n'est vraiment coupable, et, où ne pouvant s'en prendre vraiment à personne les personnages en sont réduits à s'en prendre aux dieux ou au destin [19]. Dans Britannicus, au contraire, personne ne songe sérieusement à accuser les dieux ni le destin. C'est que les responsabilités humaines ne sont que trop évidentes. Mais, par là même, Britannicus relève peut-être plus du drame historique que de la véritable, de l'authentique tragédie.

Mais ce sont surtout Roland Barthes et Charles Mauron qui, beaucoup plus nettement que ne l'a fait Lucien Goldmann, se sont servis de Britannicus pour déformer les autres pièces de Racine. « L'homme racinien », tel que le décrit Roland Barthes, est l'être le plus déconcertant, le plus déroutant et, pour tout dire, le plus tordu qui soit. Rien d'étonnant, par conséquent, si les personnages de Racine lui ressemblent si peu, à l'exception du seul Néron à qui il doit, pour une large part, ses principaux traits. Au début du Sur Racine, il semble que cet « homme racinien » soit d'abord et surtout un être en proie à la passion amoureuse, ou, comme préfère dire Roland Barthes pour faire plus moderne, à l' « Eros ». Or l'amoureux racinien, tel que le décrit Roland Barthes, c'est d'abord et surtout Néron, et c'est du fameux récit de l'enlèvement de Junie que le critique dégage les grands caractères de "l'Eros racinien" que l'on retrouve, selon lui, chez tous les amoureux de Racine. Malheureusement ce fameux récit, dans lequel le ton de Néron sonne singulièrement faux, nous fait soupçonner d'emblée ce que la suite de la pièce ne fera que confirmer, à savoir qu'il ne faut pas prendre vraiment au sérieux la prétendue passion qu'il dit avoir pour Junie. Ainsi donc, pour définir l'amour racinien, Roland Barthes se sert des traits mêmes qui distinguent Néron de tous les autres amoureux raciniens et qui sont précisément destinés à nous faire comprendre qu'à la différence de tous les autres, Néron n'est pas véritablement, n'est pas profondément amoureux. Après avoir donné à croire que la passion amoureuse était le grand ressort de la tragédie racinienne, Roland Barthes dont la méthode consiste à déconcerter sans cesse le lecteur, non seulement en contredisant sans cesse les textes, non seulement en contredisant sans cesse le sens commun et l'expérience universelle, mais encore en se contredisant sans cesse lui-même, nous explique soudain que le véritable sujet de la tragédie racinienne, ce n'est pas l'amour mais la « violence ». D'amoureux transi, « l'homme racinien » se transforme alors brusquement en tyran, en tortionnaire. Et c'est évidemment une nouvelle fois Néron qui fournit le modèle de ce nouvel « homme racinien », et, une nouvelle fois, c'est une exception que Roland Barthes érige en règle. Car l'incontestable sadisme du personnage de Néron n'appartient vraiment qu'à lui. Néron est le seul personnage de Racine qui éprouve vraiment du plaisir à faire souffrir. Si cruels que puissent être parfois les autres personnages, c'est essentiellement parce qu'ils souffrent eux-mêmes qu'ils font souffrir les autres et c'est pourquoi, à la différence de Néron, ils peuvent nous inspirer de la pitié malgré leur cruauté. Qu'à cela ne tienne ! Le sadisme néronien, Roland Barthes prétend le retrouver, le débusquer partout et même chez les personnages qu'on en croirait les moins capables et dans les conduites qui y ressemblent le moins [20].

Mais, à la différence de celles de Goldmann, les idées fixes de Roland Barthes sont toujours éphémères. Aussi, par une nouvelle métamorphose de « l'homme racinien », non moins déconcertante que la première, le cruel tyran, le tortionnaire sadique se mue en un être craintif, terrorisé par le « Père ». Cet être c'est, bien sûr, de nouveau Néron qui en fournit le modèle et le « Père » qui le terrorise, c'est sa mère, Agrippine. Il serait beaucoup trop long (j'ai consacré dans ma thèse une centaine de pages à le faire [21]) d'examiner de près le rôle que Roland Barthes fait jouer au « Père » dans la tragédie racinienne. Disons seulement qu'il méconnaît une fois de plus la singularité des caractères d'Agrippine et surtout de Néron, et plus encore peut-être la singularité de la situation. Roland Barthes ne craint pas de prendre une mère, Agrippine, comme modèle du « Père » racinien, car, dit-il, « ce n'est pas forcément […] le sexe qui le constitue [22]». Mais, en réalité, c'est bien le sexe qui définit le « Père » racinien tel que le conçoit Roland Barthes, à condition d'ajouter qu'il a changé de sexe. Roland Barthes le définit comme celui qui « retient [23]». Mais, si Néron a un « Père » qui, en effet, retient ce qu'il lui a donné, c'est précisément parce que ce « Père » est sa mère. Un empereur normalement n'a pas de père, puisqu'il ne devient empereur qu'à la mort de celui-ci. Si Néron a un « Père » qui cherche à conserver, en fait, le pouvoir qui, en droit, appartient à son fils, c'est parce que ce « Père » est sa mère. Ainsi donc, pour décrire la relation, tout à fait fondamentale selon lui, du « Père » et du « Fils » raciniens, Roland Barthes a pris pour modèle de « Père » quelqu'un qui ne saurait être le « Père » que parce qu'il n'est pas le père.

Comme Roland Barthes, Charles Mauron privilégie le personnage de Néron pour en faire le prototype, sinon de tous les personnages raciniens, du moins de celui qui est, à ses yeux, le personnage central de chaque tragédie, « le centre de gravité du système », puisqu'il « représente le moi », les autres personnages représentant ses « fixations » ou ses « rêves », « des figures de sur-moi ou de désir refoulé [24]». Pour mener à bien cette opération, il utilise, bien sûr, sa fameuse méthode de « superposition de textes », qui constitue la démarche fondamentale de la psychocritique, et qui consiste, en fait, en une déformation systématique des pièces les unes à partir des autres [25]. Il serait beaucoup trop long d'étudier l'usage que Mauron fait de Britannicus pour déformer les autres pièces de Racine. Je me contenterai d'évoquer rapidement le cas d'Andromaque qui, avec Bajazet et Phèdre, et peut-être plus qu'elles encore, fait partie des pièces qui ont le plus souffert de l'opération. Bien entendu, Mauron se garde bien d'avouer qu'il a trouvé dans Britannicus la clé de son interprétation d'Andromaque. Il fait semblant, au contraire, de retrouver dans Britannicus le même schéma fondamental que dans Andromaque : « Néron comme Pyrrhus fuit une femme virile, dangereuse, jalouse et disposant d'un soutien armé, pour chercher à forcer une femme tendre, sa captive mélancolique à qui il offre le sceptre et qui le refuse, par fidélité à un amour antérieur [26]». On le voit, Mauron laisse entendre que Racine a repris, dans Britannicus, le schéma qu'il avait déjà utilisé dans Andromaque. Mais, en réalité, c'est lui, Mauron, qui, pour expliquer Andromaque, se sert d'un schéma qu'il a dégagé, ou du moins qu'il a cru pouvoir dégager de l'interprétation de Britannicus. Toute la démarche de Mauron est faussée par ses préjugés freudiens. Il ne trouve jamais dans les tragédies de Racine que ce qu'il veut trouver. Or, par la nature de son sujet, Britannicus est la pièce de Racine la plus proche, ou plutôt la moins éloignée de la structure de base qu'il veut découvrir dans l'ensemble de ses tragédies. Mais il préfère croire, ou faire semblant de croire, que c'est Racine qui aurait enfin trouvé, avec Britannicus, le sujet qui se rapprochait le plus de la prétendue « structure a priori » qui serait l'expression de son psychisme et que Mauron appelle son « mythe personnel », lequel, comme tous les autres « mythes personnels » que Mauron prétend découvrir chez les différents auteurs qu'il étudie, est assurément un « mythe », à ceci près qu'il n'est pas celui de l'auteur, mais celui de Mauron lui-même. Aussi écrit-il au début du chapitre qu'il consacre à Britannicus : « Il semble, d'ailleurs, que le sujet brut de Britannicus, tel qu'il est fourni par Tacite, fût en soi plus proche de cette structure a priori que celui d'Andromaque. Racine, en effet, lui a fait subir moins de déformations [27]». Mais ce n'est pas Racine qui fait subir moins de déformations à Britannicus qu'à Andromaque; c'est Mauron qui fait subir plus de déformations à Andromaque qu'à Britannicus parce qu'après avoir déjà déformé Britannicus, il déforme encore bien davantage Andromaque, en voulant à tout prix y retrouver l'image déjà déformée de Britannicus. Car, si Racine n'a pas encore écrit Britannicus lorsqu'il écrit Andromaque, Mauron, lui, connaît déjà Britannicus, lorsqu'il étudie Andromaque. Or il y a gros à parier qu'il n'aurait pas pensé à interpréter Andromaque comme il l'a interprétée, s'il n'avait auparavant jamais lu Britannicus. Si, à la condition de ne pas avoir peur de caricaturer outrageusement les choses, on peut à la rigueur, sans avoir l'air de contredire ouvertement le texte, prétendre que Néron fuit en Agrippine une image de femme agressive pour rechercher en Junie une image féminine beaucoup plus douce, on ne peut, en revanche, appliquer le même schéma à Andromaque. Pour Mauron, Pyrrhus est d'abord celui qui fuit Hermione avant d'être celui qui aime Andromaque. Et c'est pour fuir Hermione dont la nature agressive lui fait peur, qu'il aime en Andromaque une « femme tendre » dont la douceur le rassure. Sans entrer dans une longue discussion de cette théorie, disons seulement qu'elle se heurte à trois objections fondamentales. On ne peut dire tout d'abord que l'amour d'Andromaque est, pour Pyrrhus, un refuge contre celui d'Hermione et qu'il n'aime la première que pour échapper à la seconde. Il faudrait, pour ce faire, oublier que Pyrrhus a connu et aimé Andromaque avant de connaître Hermione [28]. On ne peut dire ensuite que Pyrrhus n'aime pas Hermione parce que sa nature agressive lui fait peur. Outre que, si Pyrrhus n'arrive pas à aimer Hermione, c'est tout simplement parce qu'il aime déjà Andromaque, la thèse de Mauron revient à mettre la charrue devant les bœufs : ce n'est pas Pyrhhus qui n'aime pas Hermione parce qu'elle est agressive, c'est Hermione qui est devenue agressive parce que Pyrrhus ne l'aime pas. Elle-même, d'ailleurs, impute son échec non pas au fait qu'elle s'est montrée trop fière, trop agressive avec Pyrrhus, mais, bien au contraire, au fait qu'elle lui a, tout au début, trop laissé voir son amour, et qu'elle s'est montrée trop tendre avec lui. Et ce qui explique, selon elle, qu'Andromaque ait, elle, réussi à se faire aimer de Pyrrhus, c'est précisément sa « fierté », c'est la résistance farouche qu'elle lui a toujours opposée [29]. On le voit, l'explication que donne Hermione des sentiments de Pyrrhus, contredit complètement celle de Goldmann. Bien sûr, Hermione se trompe elle aussi; bien sûr, elle s'illusionne en pensant qu'elle aurait pu se faire aimer, si elle avait adopté à l'égard de Pyrrhus la même attitude qu'Andromaque (elle oublie que Pyrrhus aimait déjà celle-ci). Toujours est-il qu'elle nous apprend ainsi que, loin d'avoir toujours été agressive avec Pyrrhus, elle s'est d'abord comportée, comme cette « tendre amante » que, selon Mauron, il aimerait en Andromaque. Et cela nous mène à notre troisième objection. Car, si Hermione nous apprend qu'elle n'a pas toujours été, bien au contraire, cette femme agressive qu'elle semble effectivement être devenue après avoir pendant un an subi les froideurs de Pyrrhus, et, ce qui a sans doute été pour elle plus éprouvant encore, ses volte-face continuelles [30], elle nous apprend aussi, à la suite de Pylade [31] et de Cléone, que le comportement d'Andromaque avec Pyrrhus a été tout le contraire de celui d'une « tendre amante ». Si Pyrrhus aime Andromaque, ce n'est donc pas parce qu'il a trouvé en elle la figure de « tendre amante », qu'il n'a pas trouvée en Hermione. Manifestement, comme c'est si souvent le cas chez Racine, Pyrrhus est tombé amoureux d'Andromaque dès qu'il l'a vue, avant d'avoir pu vraiment connaître son caractère et sa personnalité et donc de savoir dans quelle catégorie de femmes il fallait la ranger, celle des femmes agressives ou celle des « tendres amantes ».

Si la "nouvelle critique", parmi toutes les tragédies de Racine, a choisi de privilégier Britannicus pour en faire une espèce de prototype de la tragédie racinienne, c'est évidemment parce que c'est la pièce qui semble permettre le mieux, ou plutôt le moins mal, de retrouver les marottes à la mode. C'est sans doute aussi la pièce qui se prêtait le moins au rôle qu'on a voulu lui faire jouer. Mais qu'à cela ne tienne ! C'était, au contraire, une raison de plus pour le lui faire jouer. Car la grande logique qui régit toutes les démarches de la "nouvelle critique", est celle de l'absurde. Quand on a, comme la "nouvelle critique", pour objectif fondamental de toujours et à tout prix dire du nouveau, de ne jamais dire non seulement que ce qui n'a encore jamais été dit, mais aussi que ce qui est le plus contraire à ce qui a toujours été dit, il est logique de ne plus reconnaître d'autre logique que celle de l'absurde. Quand on a choisi, et ce choix est particulièrement visible chez Roland Barthes, de ne dire à chaque instant que ce à quoi le lecteur s'attendait le moins, le moyen le plus simple et le plus sûr d'y parvenir, c'est de dire, à chaque fois, la chose la plus fausse et la plus absurde possible. Si donc l'on veut donner l'impression de renouveler de fond en comble l'interprétation de la tragédie racinienne, en choisissant parmi toutes les tragédies de Racine, une tragédie qui sera censée fournir la clé de toutes les autres, il faut donc choisir la pièce qui convient le moins, et cette pièce (je mets de côté les deux tragédies religieuses) semble bien être Britannicus. Et cela pour deux raisons essentielles. La première, c'est que Britannicus est sans doute la pièce où Racine a le moins inventé. Lui-même a souligné dans la seconde Préface tout ce qu'il devait à Tacite : « j'étais alors si rempli de la pensée de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m'ait donné l'idée. J'avais voulu mettre dans ce recueil un extrait des plus beaux endroits que j'ai tâché d'imiter; mais j'ai trouvé que cet extrait tiendrait presque autant de place que la tragédie ». Si achevée, si parfaite qu'elle soit, Britannicus est sans doute la moins racinienne des grandes tragédies de Racine, moins racinienne assurément que Phèdre, qu'Andromaque, Bérénice ou Bajazet. La seconde raison tient à la singularité et à la complexité des données de la pièce. Les deux principaux personnages, qui sont à l'évidence Néron et Agrippine, sont aussi, le premier surtout, des personnages atypiques. Certes, tous les grands personnages tragiques sont des êtres hors du commun. Mais, comme Phèdre, Hermione ou Roxane, ils le sont généralement non pas par la nature de leurs sentiments et de leurs passions, mais par leur intensité er leur violence. La passion d'Agrippine, c'est le pouvoir, et, si la tragédie classique peut offrir d'autres exemples de femmes assoiffées de pouvoir (et l'on pense, bien sûr, à la Cléopâtre de Corneille), il n'en reste pas moins que ce sont des figures très exceptionnelles et que la tragédie racinienne, elle, n'en offre pas d'autre exemple. Quant à Néron, c'est un personnage encore plus atypique que celui d'Agrippine et que l'on ne saurait vraiment comparer à aucun autre personnage, non seulement de Racine, mais de tout le théâtre classique. Mais, autant, et peut-être plus, qu'aux personnages principaux, la singularité de la pièce tient à la singularité d'une situation particulièrement complexe. Néron n'est pas seulement un être très singulier : il est aussi dans une situation très singulière, celle d'un empereur qui est parvenu au pouvoir, non pas par sa naissance, non pas par ses exploits militaires ou son génie politique, mais par les intrigues de sa mère et, qui plus est, d'une mère qui ne l'y a fait parvenir qu'avec l'intention de l'exercer elle-même par fils interposé.

C'est d'ailleurs dans cette complexité que résident les principales difficultés que l'on rencontre dans l'étude de la pièce. Si l'on ne veut pas la trahir, il convient d'abord de ne négliger aucun des fils de l'intrigue; il convient ensuite de bien reconnaître à chacun d'eux la part très inégale qui lui revient, en se gardant bien ou de sous-estimer ou de surestimer certains d'entre eux; il convient enfin de montrer qu'avec ces fils divers et inégaux, Racine a su construire une action parfaitement unifiée et admirablement conduite [32]. J'espère que les analyses que l'on trouvera dans ce livre, permettront de mieux apprécier son art et sa maîtrise. Certes, j'en suis bien conscient la plupart des remarques que je fais ont déjà été faites par de nombreux critiques. Je crois pourtant avoir contribué à apporter quelques lumières nouvelles, non seulement sur des points de détail, mais aussi sur des aspects plus importants, et parfois essentiels, de la pièce. Ainsi, pour réfuter la thèse de Goldmann qui ne veut voir en Britannicus qu'un « pantin » complètement inconscient, j'ai été amené à montrer que Racine, s'il a dû, comme il le reconnaît dans la première Préface, prêter à son personnage « beaucoup de crédulité », a néanmoins tout fait d'abord pour la circonscrire le plus possible, ensuite pour l'expliquer par d'autres raisons que l'inconscience ou la sottise, et qu'il a même, dans la fameuse scène 6 de l'acte II où Néron caché contraint Junie à faire croire à son amant qu'elle ne l'aime plus, et sur laquelle Goldmann s'appuie le plus pour accabler Britannicus, réussi à rendre cette crédulité naturelle, pour ne pas dire logique. De même, et c'est sans doute le principal apport de mon travail, j'ai attiré l'attention sur le fait que l'enchaînement des événements à l'acte IV faisait de Néron, et c'est le lot habituel des personnages tragiques, la victime de la fatalité, c'est-à-dire d'un concours de circonstances soigneusement réglé par le dramaturge. En effet, Néron qui, à la fin de la scène 2, avait joué la comédie à sa mère en faisant semblant de vouloir se réconcilier avec Britannicus, se trouve pris à son propre piège, puisque, à partir du moment où sur les instances de Burrhus, il accepte de se réconcilier effectivement avec Britannicus, le jeu devient réalité, et sa mère restera persuadée que c'est elle, et elle seule, qui a retourné la situation, alors que Néron comptait bien, et s'en réjouissait par avance, lui faire payer très cher son triomphe éphémère. C'est donc, pour lui, une perspective insupportable, et, sans que Narcisse le sache, cela va singulièrement faciliter sa tâche à la scène 4. Certes il y a tout lieu de penser que, de toutes façons, Néron, tôt ou tard, et sans doute plus tôt que tard, aurait fait mourir Britannicus. Toujours est-il que Britannicus aurait pu échapper à la mort ce jour-là, si les circonstances avaient été différentes. Le meurtre de Britannicus est un crime à la fois logique, dans la mesure où il est celui d'un criminel né, et accidentel, dans la mesure où, pour son premier crime, Néron a besoin qu'on l'aide à franchir le pas, et c'est ce à quoi, en même temps que Narcisse, s'emploie le dramaturge par la façon dont il règle le déroulement de l'action, au triple bénéfice de l'intérêt psychologique, de l'intérêt dramatique et du sentiment du tragique.


 

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NOTES :

[1] Le Dieu caché, Études sur la vision tragique dans les Pensées de Rascal et dans le théâtre de Racine, Gallimard, 1955. Lucien Goldmann a résumé ses idées sur Racine dans deux petits livres : Racine (l'Arche, 1956) et Situation de la critique racinienne (L'Arche, 1971).

[2] L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, Ophrys, Gap, 1957.

[3] Sur Racine, Le Seuil, 1963.

[4] Ma thèse a d'abord été publiée sous la forme d'un résumé détaillé et avec un Avant-propos très polémique (Roland Barthes, ras le bol !, Roblot, 1987) et ensuite dans une version presque intégrale (Le « Sur Racine » de Roland Barthes, S.E.D.E.S., 1988).

[5] J'en ai déjà publié quelques -unes, à savoir une étude intitulée « Barcos : le janséniste par excellence ? » (XVIIe Siècle, juillet-septembre 1989, pp. 331-351) et un article intitulé « Hippolyte calomnié… par Lucien Goldmann » (Hommages offerts à Jean-Pierre Collinet, Association Bourguignonne de Dialectologie et d'Onomastique, Dijon, 1992, pp. 245-255). Un autre article intitulé « Jansénisme et noblesse de robe ? » a été publié dans les Papers on French Seventeenth Century Literature, 1995, Vol. XXII, N° 43, pp. 572-581.

[6] Je pense notamment au livre de M. Jean Rohou, L'Evolution du tragique racinien, S.E.D.E.S., 1991. Certes M. Rohou qui est universitaire distingué, connaît bien Racine et son livre renferme nombre de remarques ponctuelles tout à fait judicieuses. Malheureusement il cherche dans l'évolution du tragique racinien une logique qui ne s'y trouve pas, et celle que ses préjugés freudiens l'amènent à y découvrir, en s'inspirant des travaux de Mauron, à qui il doit beaucoup, même s'il se sépare parfois de lui, comme il le reconnaît lui-même (p. 11), est tout à fait arbitraire

[7] C'est le cas, notamment, des communications rassemblées dans un volume intitulé Racine. Appraisal et Reappraisial (Edited by Edward Forman, University of Bristol, 1992). Si, dans la première communication, M. Philip Thody exprimé, sur les travaux de Goldmann, de Mauron et de Barthes des réserves très sérieuses, on s'aperçoit que, dans les six autres communications, Roland Barthes reste le critique le plus souvent cité et, bien sûr, avec approbation. Il est très rare de lire un article ou une communication sur Racine où l'on n'invoque, comme des références, ni Lucien Goldmann, ni Charles Mauron, ni Roland Barthes. Font exception, il est vrai, les très nombreux articles et communications de M. Jean Dubu (il les a heureusement rassemblées dans un livre, Racine aux miroirs, S.E.D.E.S., 1992). Cette exception s'explique aisément : Jean Dubu est sans doute l'homme qui connaît le mieux Racine et tout ce qui touche à Racine. Il sait donc mieux que personne qu'il n'y a strictement rien, dans les travaux de la "nouvelle critique", qui puisse servir à éclairer, si peu que ce soit, son auteur de prédilection.

[8] C'est le cas notamment, pour m'en tenir aux seules éditions de Britannicus, de celle de M. Alain Viala ( Le Livre de Poche, 1986. Cette édition comporte, de plus, une Préface de Guy Dumur qui cite abondamment Roland Barthes et aussi Goldmann), de celle de M. Jean Rohou (Classiques Hachette 1993), de celle de M. Emmanuel Martin (Presses-Pocket, 1993. Parmi les cinq exemples de « lectures critiques » que M. Martin croit utile de citer dans le « dossier historique et littéraire » qu'il a établi pour permettre au lecteur de mieux comprendre la pièce, on retrouve naturellement des textes de Goldmann, de Mauron et de Barthes) et de celle de MM. Jean-Louis Cabet, Jean-Claude Lallias et Michel Vinaver (Répliques, Actes Sud, 1994. Cette édition comporte un « dossier dramaturgique et appareil pédagogique » où l'on trouve de longs passages de Goldmann, de Mauron, et de Barthes).

[9] Nathan Université, 1994.

[10] En faisant, il est vrai, des réserves sur leur solidité : « Quarante ans après leur parution, ces ouvrages restent fondamentaux, même si la Nouvelle Critique était alors plus suggestive que précisément fondée » (p. 20). De ces trois ouvrages, c'est celui de Mauron qui lui paraît le plus solide; aussi bien est-ce celui dont il s'est lui-même le plus inspiré. Cela vaut à Charles Mauron de voir, dans la bibliographie finale, son ouvrage précédé d'un astérisque destiné à attirer l'attention sur les livres « les plus intéressants ». Cet honneur n'est réservé qu'à un tout petit nombre d'ouvrages, et l'on se réjouit pour M. Jean Rohou de constater que les siens en font aussi partie.

[11] Voir l'article cité plus haut.

[12] Op. cit., pp. 35-36.

[13] Voir ibid., p. 89, note 1 : « Comment ne pas savourer la coïncidence onomastique qui fait d'Agrippine le symbole de l'agrippement ? » (Op. cit., p. 89, note 1).

[14] Voir notamment le chapitre « techniques d'agression » (Ibid., pp. 38-43).

[15] Je mets de côté les tragédies sacrées, qui, par la nature même de leur sujet, ont assurément un caractère profondément manichéen encore que, dans Athalie, le clivage entre les bons et les méchants ne soit pas aussi tranché qu'on pourrait d'abord le croire, les crimes d'Athalie, que Josabet rappelle à la scène 2 de l'acte I, s'expliquant par la volonté de venger ceux, tout aussi affreux, qui avaient été commis contre sa propre famille, comme elle-même le rappelle à la scène 7 de l'acte II.

[16] Rappelons ce texte si important : « Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons ni tout à fait méchants. Il ne veut pas qu'ils soient extrêmement bons, parce que la punition d'un homme de bien exciterait plutôt l'indignation que la pitié du spectateur; ni qu'ils soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre, c'est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu'ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester ».

[17] Aussi bien ce passage de la première Préface d'Andromaque n'a-t-il pas manqué de l'embarrasser. C'est pourquoi, ne pouvant guère se dispenser de l'évoquer, ne fût-ce que très rapidement, au début de son étude d'Andromaque, a-t-il commencé par faire les plus extrêmes réserves sur la portée de ce qu'un auteur pouvait dire dans ses Préfaces : « bien que ce soient, écrit-il, des textes hautement intéressants qu'il ne faut à aucun prix négliger ou sous-estimer, il n'y a nulle raison nécessaire que leur contenu soit exact et valable, pour que l'auteur ait compris le sens et la structure objective de ses écrits. Il n'y a rien d'absurde dans l'idée d'un écrivain ou d'un poète qui ne comprendrait pas la signification objective de son œuvre. La pensée conceptuelle et la création littéraire sont deux activités de l'esprit essentiellement différentes, qui peuvent très bien être réunies dans une seule individualité, mais qui ne doivent pas l'être nécessairement » (Le Dieu caché, p. 353).

[18] C'est Oreste qui nous l'apprend lorsqu'il dit à Pylade, en parlant d'Astyanax (acte I, scène 1, vers 73-76) :

……J'apprends que pour ravir son enfance au supplice
……Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,
……Tandis qu'un autre enfant arraché de ses bras,
……Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

Il est inutile de préciser que Goldmann s'est bien gardé de citer des vers qui, une fois de plus, étaient de nature à ruiner sa thèse.

[19] Quand on a le sentiment de n'avoir pas mérité les malheurs qui vous arrivent et quand on ne voit personne que l'on puisse vraiment accuser de les avoir causés, il est normal d'en rejeter la responsabilité sur les dieux ou sur le destin. C'est parce que Racine fait très bien son métier d'auteur tragique, en faisant en sorte que ses personnages tombent dans les plus grands malheurs sans qu'on aucun d'eux en soit vraiment responsable, qu'ils dénoncent si souvent l'injustice des dieux. Aussi est-il parfaitement vain de s'interroger sur la signification philosophique de ce comportement et ridicule de supposer que Racine a un goût secret pour le blasphème, comme le font Michel Butor (« Racine et les dieux », Les Lettres nouvelles, 10-17 juin 1959, repris dans Répertoire, Editions de Minuit, 1970, pp. 28-60) ou M. Jacques Truchet (« Blasphèmes et irréligion dans la tragédie du XVIIe siècle », in La Pensée religieuse dans la littérature et la civilisation françaises du XVIIe siècle, Biblio 17, Tübingen, 1984, pp. 3-18). Sur ce sujet, je renvoie de nouveau le lecteur à ma thèse (Le « Sur Racine » de Roland Barthes, pp. 368-384).

[20] Avant de retrouver le sadisme néronien chez les personnages des autres tragédies de Racine, c'est d'abord chez les autres personnages de Britannicus que Roland Barthes prétend le retrouver. Dans le chapitre intitulé « Techniques d'agression », il définit le « sadisme racinien », de la façon suivante : « A donne pour reprendre, voilà sa technique essentielle d'agression; il cherche à infliger à B le supplice d'une jouissance (ou d'un espoir) interrompue. Agrippine cache à Claude mourant les pleurs de son fils, Junie échappe à Néron au moment même où il croit la tenir, Hermione se réjouit de cacher Andromaque à Pyrrhus, Néron impose à Junie de glacer Britannicus, etc » (Sur Racine, p. 39). On le voit, Roland Barthes n'évoque qu'en dernier l'exemple de Néron, comme un exemple parmi beaucoup d'autres, qu'il aurait pu ne pas citer ou remplacer par un autre. C'est pourtant l'exemple de Néron qui lui a visiblement inspiré tout ce petit développement et c'est à partir de cet exemple qu'il a fabriqué les autres. Malheureusement il compare des comportements qui ne sont aucunement comparables. Dans le cas d'Hermione, qui à la scène 4 de l'acte IV, regrette devant Cléone d'avoir confié à Oreste le soin de la venger, au lieu de le faire elle-même, en évoquant le « plaisir » qu'elle prendrait à tuer Pyrrhus de sa main et à « cacher [s]a rivale à ses regards mourants » (vers 1264), il faut assurément une prodigieuse inintelligence, non seulement de Racine, mais de l'âme humaine, pour prendre ses propos à la lettre et pour ne pas comprendre quel désespoir ils cherchent à masquer. Roland Barthes ose reprocher à la « critique traditionnelle », de ne jamais voir la mauvaise foi des personnages de Racine. Mais, outre que la critique racinienne n'a pas manqué de souligner cette mauvaise foi, chaque fois qu'il y avait lieu de le faire, c'est, au contraire, Roland Barthes qui, comme il le fait ici, refuse le plus souvent de la voir. Et pourquoi ? Tout simplement parce que, quand, on veut dire à tout prix du nouveau sur un texte, le moyen le plus simple, c'est d'en prendre toujours le contre-pied et donc ou bien de rejeter avec dédain le sens littéral, quand il n'y a aucunement lieu d'en chercher un autre, ou bien de s'en tenir à celui-ci, quand il y a évidemment lieu de ne pas s'y arrêter. Quant à Agrippine qui rappelle à Néron, à la scène 2 de l'acte IV, qu'elle a fait en sorte d'écarter Britannicus du chevet de son père agonisant (vers 1180-1181), ce comportement ne s'explique aucunement par le sadisme et la cruauté gratuite, mais, bien évidemment par la prudence. Agrippine vient d'ailleurs de dire, dans les vers précédents (vers 1174-1177) qu'au moment de mourir, les yeux de Claude s'étaient ouverts, qu'il s'était inquiété du sort de son fils et avait même voulu « assembler ses amis ». Ce n'était donc évidemment pas le moment de lui amener son fils. Agrippine est assurément profondément amorale et prête à tous les crimes et à toutes les cruautés, mais seulement quand cela peut lui être utile. Mais l'exemple le plus étonnant, et c'est à cause de lui que j'ai cité ce petit passage du Sur Racine, c'est, bien sûr, celui de Junie. Tout le monde avait cru, avant Roland Barthes, qu'en se réfugiant chez les Vestales, Junie avait voulu échapper à Néron. Personne ne s'était jamais douté que cette fuite éperdue était, en réalité, un acte d'agression sadique à l'égard de Néron, dont Junie, tout en courant de toutes ses jambes pour essayer d'échapper à Narcisse, pensait à la déception qu'il éprouverait, si elle réussissait, et s'en délectait à l'avance. Quel être extraordinaire que Roland Barthes et comme il sait, mieux que personne, se mettre à la place des autres ! S'il se représente une jeune fille poursuivie par un sadique, qui court haletante et qui, malgré tous ses efforts, l'entend se rapprocher de plus en plus jusqu'à sentir son souffle sur sa nuque, Roland Barthes se dit alors qu'elle ne doit pas manquer, en imaginant l'immense déception de celui qui la poursuit, si elle parvient à lui échapper in extremis, d'éprouver une jouissance extraordinairement intense, qu'elle ne retrouvera sans doute jamais plus, une jouissance tempérée, il est vrai, par la crainte d'être prise, en pensant à la mine piteuse et déconfite que risque de faire bientôt ce sinistre individu, d'une crise de fou rire qui pourrait bien lui couper les jambes et la priver de sa cruelle vengeance.

[21] Op. cit., pp. 243-341.

[22] Op. cit., p. 48.

[23] Ibid., p. 57.

[24].Op. cit., pp. 34-35.

[25] J'ai discuté la méthode de Mauron dans mes Études sur « Le Tartuffe » (S.E.D.E.S., 1994, rééditon Eurédit, 2005, pp. 182-192).

[26] L'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, Ophrys, 1957, p. 71.

[27] Op. cit., p. 72.

[28] Lui-même rappelle à Hermione que lorsqu'elle est arrivée en Epire, où il l'a vue pour la première fois, il aimait déjà Andromaque, sa captive, qu'il venait de ramener avec lui après la prise de Troie (acte îV, scène 5, vers 1291-1292) :

……Et quoique d'un autre œil l'éclat victorieux
……Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux […]

[29] Voir acte II, scène 1. Dans cette scène, Hermione exhale, devant Cléone, sa haine pour Andromaque et envisage un instant de pousser les Grecs à venir demander à Pyrrhus la tête de celle qu'elle considère comme sa rivale. Cléone lui objecte alors que, si Andromaque était sa rivale, elle se comporterait tout autrement avec Pyrrhus (vers 449-455) :

……Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes
……Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes,
……Et qu'un cœur accablé de tant de déplaisirs
……De son persécuteur ait brigué les soupirs ?
……Voyez si sa douleur en paraît soulagée.
……Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?
……Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté ?

Et Hermione lui répond alors (vers 456-460) :

……Hélas ! pour mon malheur, je l'ai trop écouté.
……Je n'ai point du silence affecté le mystère :
……Je croyais sans péril pouvoir être sincère,
……Et, sans armer mes yeux d'un moment de rigueur,
……Je n'ai pour lui parler consulté que mon cœur.

Certains commentateurs, comme M. Bernard Lalande (Les Nouveaux Classiques Larousse, 1953 et de M. Georges Forestier dans son édition de la bibliothèque de la Pléiade (voir p. 1355, note 4), croient qu'Hermione n'a pas entendu ce que Cléone vient de lui dire et qu'elle répond à côté. C'est là faire preuve d'une étrange inintelligence du texte. Hermione ne semble répondre à côté que parce qu'elle saute les idées intermédiaires. Cléone vient de lui objecter que, si Andromaque voulait se faire aimer de Pyrrhus, elle se comporterait tout autrement avec lui. Alors Hermione a, ou plutôt croit avoir, une première intuition qu'elle n'exprime pas à haute voix : elle se dit que c'est précisément parce qu'Andromaque s'est comportée comme elle l'a fait avec Pyrrhus qu'elle a su s'en faire aimer. Elle a ensuite une seconde intuition et c'est cette seconde intuition seulement qu'elle va exprimer tout haut : elle se dit que, si elle s'était comportée avec Pyrrhus comme l'a fait Andromaque, elle aurait sans doute pu se faire aimer et elle regrette amèrement d'avoir fait tout le contraire de ce qu'il fallait faire.

[30] Elle les lui rappelle avec une ironie amère, à la scène 5 de l'acte IV (vers 1317-1322) :

Quoi ? Sans que ni serment ni devoir vous retienne,
……Rechercher une Grecque, amant d'une Troyenne ?
……Me quitter, me reprendre, et retourner encore
……De la fille d'Hélène à la veuve d'Hector ?
……Couronner tour à tour l'esclave et la princesse;
……Immoler Troie aux Grecs, au fils d'Hector la Grèce ?

[31] Voir ce que Pylade dit à Oreste, au début de la pièce, de la façon dont Andromaque répond à l'amour de Pyrrhus (acte I, scène 1, vers 109-110) :

……Il l'aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
……N'a payé jusqu'ici son amour que de haine.

[32]Si beaucoup d'interprétations de Britannicus se révèlent si peu satisfaisantes, c'est bien souvent d'abord parce qu'elles ne tiennent compte que d'un aspect de l'œuvre qu'elles privilégient au détriment de tous les autres. Bien qu'elle se plaise à dénoncer le « psychologisme » de la critique traditionnelle, les analyses de la "nouvelle critique" restent elles-mêmes purement psychologiques, méconnaissant à la fois l'aspect politique de la pièce, et, ce qui est sans doute beaucoup plus grave encore, la construction dramatique. Inversement un metteur en scène comme M. Jean-Pierre Miquel ne retient de la pièce que son aspect politique, en ne voyant en Néron qu'un empereur soucieux d'établir fermement et définitivement son pouvoir, et en oubliant qu'il est d'abord un « monstre naissant ». Et, ce qui pourrait paraître très surprenant de la part d'un metteur en scène, si ce n'était aujourd'hui le cas de la plupart d'entre eux, lui, non plus, ne s'intéresse aucunement à la construction de l'intrigue,

 

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