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………Quand Auguste décide-t-il de pardonner ?



La pièce de Cinna pose de redoutables, voire d'insurmontables problèmes, que la critique a souvent évoqués sans peut-être, et j'y reviendrai un jour, en avoir pourtant encore vraiment mesuré toute l'ampleur et toute la difficulté, notamment en ce qui concerne la cohérence psychologique des personnages et particulièrement celle de Cinna lui-même [1]. En revanche, la question de savoir à quel moment exactement Auguste se décide à pardonner, question sur laquelle les critiques sont divisés, est un faux problème, car le texte, à la condition de bien vouloir le lire avec l'attention qu'il mérite, nous fournit assez d'éléments pour arriver à une réponse qui ne laisse guère de place au doute : c'est entre la fin de la scène 3 de l'acte IV et l'acte V qu'Auguste prend sa décision, et, lorsqu'on le retrouve avec Cinna, à la scène 1 de l'acte V, il a déjà fait son choix.

…… Un certain nombre de critiques semblent considérer qu'Auguste, pris d'une sorte d'accès subit de clémence, ne prend brusquement la décision de pardonner qu'au moment même où il l'annonce, après avoir entendu la confession de Maxime, à la scène 3 de l'acte III. C'est notamment l'opinion de M. Paul Bénichou qui écrit : « Il y a bien dans cette clémence un calcul, mais de gloire et non de politique; encore serait-il plus juste de dire que c'est un sursaut de gloire, qui fait brusquement mettre bas les armes au désir de vengeance au moment même où il touche à son comble devant les trahisons coup sur coup révélées. L'annonce imprévue de l'infidélité de Maxime provoque soudain, et contre l'attente, l'éclair de la générosité, surgi comme un défi au destin et à la tentation de punir, et dédié presque aussitôt aux siècles à venir, comme à un auditoire grandiose [2]». C'est aussi l'opinion d'Octave Nadal pour qui « Quand paraissent Cinna, puis Emilie et Maxime, Auguste n'a pu rien décider. Le pardon sera la solution naïve et sublime; aussi imprévue pour les conjurés que pour Auguste lui-même [3]». C'est également l'opinion de M. Serge Doubrovsky qui pense que « C'est seulement l'ultime désertion de Maxime qui, portant la douleur d'Auguste à son comble, le dégrise en quelque sorte [4]». Mais c'est sans doute Louis Herland qui a le plus fortement souligné le caractère totalement imprévisible selon lui du pardon d'Auguste : « Ce pardon éclate en effet comme une bombe : rien ne l'explique, rien ne l'avait fait prévoir. Aucune préparation puisque, au contraire, le parti de la clémence, conseillé par Livie, a été repoussé par Auguste avec colère et mépris. Aucun motif immédiat, puisque, au contraire, entre les dernières paroles d'Auguste, toutes fumantes de fureur, et le pardon, un seul fait nouveau s'est produit : la réapparition de Maxime et ses aveux, lesquels, ôtant à Auguste ses dernières illusions sur le seul de ses amis qui, croyait-il, n'avait pas trahi, devraient normalement agir comme de l'huile sur le feu. On s'attend à une flambée de colère plus effroyable encore que tout ce qui a précédé, et voici que toute la colère du prince tombe d'un seul coup. Ainsi, non seulement rien ne laissait prévoir le pardon, mais de plus il éclate au moment précis où tout fait attendre le contraire [5]».

…… Certes, le pardon d'Auguste éclate bien comme une bombe et c'est assurément ce qu'Auguste et Corneille voulaient l'un et l'autre. Aussi bien l'un et l'autre ont-ils tout fait pour qu'il en fût ainsi, parce qu'ils veulent l'un et l'autre ménager leurs effets. Mais, si, pour Cinna, pour Emilie et pour Maxime, le geste d'Auguste était bien totalement imprévisible, il ne l'était pas pour le spectateur ou pour le lecteur véritablement attentif. Celui-ci, outre que, n'étant pas engagé dans l'action, il peut juger de la situation avec un détachement et une objectivité qu'on ne saurait attendre des conjurés, dispose, en effet, d'éléments d'appréciation que ceux-ci n'ont pas. Car, à la différence des conjurés, il a entendu Auguste monologuer à la scène 2 de l'acte IV et surtout il a assisté, à la scène suivante, à la discussion qu'il a eue avec Livie. Or cette scène, qui fut longtemps supprimée à la représentation [6], est, pour la question qui nous occupe, tout à fait capitale.

…… Pour prouver que rien n'avait fait prévoir le pardon d'Auguste, Louis Herland, nous l'avons vu, fait valoir que « le parti de la clémence, conseillé par Livie, a été repoussé par Auguste avec colère et mépris ». Mais c'est là résumer la scène d'une manière beaucoup trop sommaire. Car le ton, l'attitude d'Auguste changent au long de la scène, et, s'ils changent, c'est parce que les propos de Livie changent. Certes, du début à la fin de la scène, Livie ne cesse de plaider une seule et même cause, celle de la clémence. Mais les arguments, le vocabulaire qu'elle emploie à la fin de la scène ne sont plus ceux qu'elle employait au début. Les raisons qu'elle invoque au début de la scène, sont parfaitement claires. Après avoir rappelé que la « sévérité » avec laquelle Auguste a châtié les auteurs des précédentes conspirations, n'a produit « aucun fruit [7]», elle ajoute :

Après avoir en vain puni leur insolence
Essayez sur Cinna ce que peut la clémence
Faites son châtiment de sa confusion
Cherchez le plus utile en cette occasion 
Sa peine peut aigrir une ville animée
Son pardon peut servir à votre renommée
Et ceux que vos rigueurs ne font qu'effarouche
Peut-être à vos bontés se laisseront toucher [8].

…… On le voit, le point de vue Livie est tout à fait pragmatique. Elle ne pose pas le problème en termes de morale ou de gloire : elle cherche seulement ce qui est « le plus utile ». Elle constate que la répression s'est révélée totalement inefficace. Elle en conclut qu'il faut chercher, qu'il faut « essayer » autre chose, et donc qu'il faut voir « ce que peut la clémence ». Livie n'affirme pas que la clémence réussira là où le châtiment a échoué. Elle dit seulement que cela « peut » réussir, que « peut-être » les ennemis d'Auguste accepteront enfin de déposer les armes. Quand une méthode échoue régulièrement à chaque fois qu'on s'en sert, on ne peut rien perdre, on ne peut que gagner à en essayer une autre [9].

…… Mais, telle qu'elle lui est présentée par Livie, la clémence n'est guère faite pour tenter Auguste. Elle n'a rien de vraiment exaltant. Ce que lui propose Livie, c'est de faire un essai. Mais le cornélien n'est pas l'homme des coups d'essai : il n'aime que les coups de maître [10]. Lorsque Auguste pardonnera à la fin de la pièce, il ne songera pas à se demander si cela peut marcher. On ne le verra point supputer les chances de succès, s'inquiéter de savoir si les conjurés « se laisseront toucher ». Il ne doutera pas un seul instant, soyons-en sûr, d'avoir définitivement, non pas « touché », mais totalement retourné les conjurés, devenus en un instant, comme le lui dira Emilie [11], aussi ardents à le servir qu'ils l'avaient été à vouloir sa perte. Et, si Auguste sera intimement convaincu d'avoir, par sa clémence, non seulement désarmé tous les conjurés présents et à venir, mais, comme le lui dira Livie, « trouvé l'art d'être maître des cœurs [12]», c'est parce que cette clémence sera bien différente de celle que lui suggérait Livie au début de la scène 3 de l'acte IV. Pour Livie, en effet, la clémence est d'abord un moyen. Pour elle, il n'y a pas de différence de nature entre les « rigueurs » dont Auguste a toujours usé jusque-là, et les « bontés » qu'elle préconise. Pour opposées qu'elles soient, ce sont deux méthodes, deux tactiques qui visent au même résultat  : assurer définitivement le pouvoir d'Auguste en mettant enfin un terme aux conjurations.

…… Mais le véritable problème d'Auguste n'est pas ou, du moins, il n'est plus depuis longtemps, celui d'assurer son pouvoir. Comment pourrait-il l'être, puisque Auguste non seulement n'a plus le goût du pouvoir, mais aspire à le quitter ? Comme de nombreux critiques l'ont souligné, il est clair que Corneille a tout fait pour que la clémence d'Auguste ne pût être interprétée comme un geste politique. Ce n'est pas seulement cette scène 3 de l'acte IV, en effet, qui interdit une telle interprétation. Les premières paroles d'Auguste, à la scène 1 de l'acte II, suffiraient déjà à la rendre très invraisemblable. Certes, du seul point de vue proprement dramatique, Corneille avait les meilleures raisons du monde pour nous présenter Auguste avant qu'il n'ait appris le complot de Cinna et de Maxime : sans compter que c'est parce qu'il va se rallier à l'opinion de Cinna et l'en récompenser en lui donnant Emilie comme épouse que Maxime va être amené à trahir son ami, l'apparition de cet empereur qui nous dit avec une éloquence si convaincante sa lassitude du pouvoir et son désir de le quitter, alors que, pendant tout le premier acte, il nous a été présenté comme un homme insatiablement assoiffé de pouvoir et prêt à toutes les cruautés pour conserver ce qu'il a acquis au prix de tant de crimes, cette apparition crée assurément un véritable coup de théâtre psychologique et sa décision de s'en remettre, pour savoir s'il doit ou non rester sur le trône, à l'avis de ceux-là mêmes qui doivent l'assassiner le lendemain, confère à la joute oratoire à laquelle vont se livrer Cinna et Maxime un intérêt dramatique d'une intensité tout à fait exceptionnelle. Il n'en reste pas moins que le fait d'avoir constaté qu'Auguste était désabusé du pouvoir et fortement tenté de l'abandonner alors qu'il ignorait encore tout de ce que tramaient contre lui ceux qu'il considèrait comme ses meilleurs amis, ne nous aura pas prédisposés à penser que le pardon qu'il leur accordera puisse être dicté par le désir de mieux assurer son pouvoir. Les choses auraient été beaucoup moins claires s'il en avait été autrement et si Auguste n'avait paru sur la scène qu'après avoir appris la trahison de Maxime et de Cinna. Tout ce qu'il aurait pu dire alors sur son dégoût du pouvoir, aurait pu être interprété comme l'effet d'un mouvement passager et bien compréhensible d'abattement et non comme l'expression d'un désenchantement profond et ancien.

…… La découverte de la conjuration n'a fait, bien sûr, que réveiller et accroître chez Auguste ce dégoût du pouvoir que le plaidoyer de Cinna en faveur de la monarchie, à la scène 1 de l'acte II, avait su atténuer, faute de l'extirper. Rien d'étonnant, par conséquent, si, plutôt que de se rallier à cette clémence politique, tactique et, si l'on peut dire, expérimentale, que Livie lui suggère au début de la scène, Auguste préfère revenir à la solution vers laquelle il penche depuis longtemps, l'abdication :

Gagnons-les tout à fait en quittant cet empire
Qui nous rend odieux, contre qui l'on conspire.
J'ai trop par vos avis consulté là-dessus;
Ne m'en parlez jamais, je ne consulte plus [13].

répond-il à sa femme, et, pour lui faire comprendre qu'il ne veut plus l'entendre, il affecte ensuite de ne plus s'adresser à elle, mais à Rome :

Cesse de soupirer Rome pour ta franchise
Si je t'ai mise aux fers, moi-même je les brise
Et te rends ton Etat, après l'avoir conquis
Plus paisible et plus grand que je ne te l'ai pris
Si tu me veux haïr, hais-moi sans plus rien feindre
Si tu me veux aimer, aime-moi sans me craindre 
De tout ce qu'eut Sylla de puissance et d'honneur
Lassé comme il en fut, j'aspire à son bonheur [14].

…… Fidèle à son personnage de femme de bon sens à l'esprit réaliste, Livie lui fait alors remarquer que Sylla a eu bien de la chance de mourir dans son lit après avoir abdiqué, mais que le propre de la chance, c'est qu'elle ne se répète pas toujours :

Assez et trop longtemps son exemple vous flatte
Mais gardez sur sur vous le contraire n'éclate
Ce bonheur sans pareil qui conserva ses jour
Ne serait pas bonheur, s'il arrivait toujours [15].

…… Auguste ne peut bien sûr que lui donner raison sur ce point [16], mais il répond que, si l'abdication doit lui coûter la vie, il y est résigné :

Eh bien, s'il est trop grand, si j'ai tort d'y prétendre
J'abandonne mon sang à qui voudra l'épandre
Après un long orage, il faut trouver un port
Et je n'en vois que deux, le repos ou la mort [17].

…… Cette lassitude, non seulement du pouvoir, mais même de la vie qui s'exprime dans ces vers [18], étonne Livie. Elle a le sentiment qu'Auguste n'est plus lui-même, qu'il renie tout son passé pour sombrer dans une sorte de nihilisme et s'abandonner à une attitude quasi suicidaire. Auguste, qui n'avait écouté la tirade de Livie sur la clémence qu'avec une sorte d'ennui dédaigneux, semble maintenant touché par les propos de sa femme. Le dialogue devient plus animé :

Quoi ! vous voulez quitter le fruit de tant de peines
- Quoi ! vous voulez garder l'objet de tant de haines
- Seigneur, vous emporter à cette extrémité
C'est plutôt désespoir que générosité
- Régner, et caresser une main si traîtresse
Au lieu de sa vertu, c'est montrer sa faiblesse [19].

…… On le voit, les répliques d'Auguste, calquées sur celles de Livie, montrent que, faute de le convaincre, elle réussit du moins à le faire réagir. C'est qu'elle n'emploie plus maintenant le vocabulaire du réalisme politique. En opposant le « désespoir » à la « générosité », elle parle un langage qui ne peut pas laisser Auguste insensible. Il semble même qu'il admette implicitement le bien-fondé de ce que dit Livie; il semble reconnaître que quitter le pouvoir après avoir tant lutté pour y parvenir et pour s'y maintenir serait bien une espèce de reniement, un désaveu de tout ce qu'il a fait et une sorte d'abdication morale. Mais, pense-t-il, ce serait une « faiblesse » encore bien plus grande que de passer l'éponge en continuant à régner.

…… Livie, bien sûr, ne manque pas de se rendre compte qu'elle a réussi à trouver les mots qu'il fallait et que, malgré les apparences, elle a peut-être avancé un peu. Aussi repart-elle à l'attaque avec plus de hardiesse, et, calquant à son tour sa réplique (elle reprend les mots de « régner » et de « vertu ») sur celle d'Auguste, elle ne se contente plus de souligner le manque de « générosité » de la solution vers laquelle il penche : elle affirme que la vraie générosité, que le véritable héroïsme pourraient bien être dans ce qu'il refuse de regarder autrement que comme une « faiblesse »  :

C'est régner sur vous-même, et par un noble choix
Pratiquer la vertu la plus digne des rois [20]  

…… L'expression « C'est régner sur vous-même » est évidemment tout à fait capitale puisqu'elle annonce le célèbre vers que prononcera Auguste au moment du pardon final :

Je suis maître de moi comme de l'univers [22].

…… Comment ne pas se dire que Livie ne pouvait pas trouver de meilleure formule pour convaincre Auguste puisque lui-même, le moment venu, la reprendra sous une forme un peu différente et plus majestueuse, comme il convenait à son personnage et à la situation ?

…… Bien sûr, à première vue, la réaction d'Auguste, dont on avait senti monter l'irritation dans les deux répliques précédentes, semble, au contraire, consacrer d'une manière définitive la défaite de Livie, puisqu'il se laisse aller maintenant à un violent accès d'humeur :

Vous m'aviez bien promis des conseils d'une femme
Vous me tenez parole, et c'en sont là, Madame [23]

…… …… Mais la violence même de cette réaction, qui contraste avec le ton de lassitude ennuyée qui était le sien il y a un instant, lorsque Livie plaidait la cause de la clémence politique, montre assez que les propos de sa femme, cette fois, ont porté [24]. Sans doute va-t-il s'employer aussitôt à lui expliquer pourquoi un homme d'Etat aussi expérimenté que lui ne peut que rejeter avec le plus grand dédain ces « conseils d'une femme »  :

Après tant d'ennemis à mes pieds abattus
Depuis vingt ans je règne et j'en sais les vertus
Je sais leurs divers ordre, et de quelle natur
Sont les devoirs d'un prince en cette conjoncture
Tout son peuple est blessé par un tel attentat
Et la seule pensée est un crime d'Etat
Une offense qu'on fait à toute sa province
Dont il faut qu'il la venge, ou cesse d'être prince [25].

…… Certes, lorsque quelqu'un repousse très violemment une idée, il faut se garder d'en conclure hâtivement, comme l'influence de la psychanalyse pousse trop souvent nos contemporains à le faire, que, sans le savoir, il est, en réalité, attiré par elle. Pourtant, dans le cas présent, on a bien l'impression qu'Auguste ne réaffirmerait pas avec tant de force qu'aucun prince conscient de ses devoirs ne saurait envisager de ne pas punir les auteurs d'une conjuration, si, pour la première fois, tout au fond de lui-même, il n'en était peut-être plus tout à fait sûr. On a bien l'impression qu'il s'est passé quelque chose dans l'esprit d'Auguste, qu'un déclic s'est produit, et la fin de la scène va confirmer cette impression, même si, à première vue, l'insistance de Livie ne provoque chez Auguste qu'une irritation grandissante et l'amène à quitter la place

Donnez moins de croyance à votre passion
- Ayez moins de faiblesse, ou moins d'ambition
- Ne traitez plus si mal un conseil salutaire
- Le Ciel m'inspirera ce qu'ici je dois faire
Adieu, nous perdons temps.
……………-  Je ne vous quitte point
Seigneur, que mon amour n'ait obtenu ce point
C'est l'amour des grandeurs qui vous rend importune
J'aime votre personne et non votre fortune [26].

…… On le voit, on pourrait croire que Livie a définitivement perdu la partie, si Auguste ne prononçait un vers qu'à la représentation ou à la première lecture, on ne remarque pas toujours et auquel la critique ne semble pas avoir accordé toute l'attention qu'il mérite :

Le Ciel m'inspirera ce qu'ici je dois faire [27].

…… Bien sûr, et c'est sans doute comme cela que Livie le comprend, on pourrait être tenté de n'attacher que peu d'importance à ce propos et n'y voir qu'un moyen habile pour essayer de se débarrasser de sa femme. Et, d'ailleurs, pour ménager l'intérêt dramatique, il fallait que cette interprétation restrictive fût possible, car il fallait qu'Auguste ne dît rien qui pût nous faire comprendre d'une façon claire et certaine qu'il sentait enfin, si confusément que ce fût, que la solution était en vue. Car tel est bien, pour le lecteur attentif, le véritable sens de ce vers. Auguste ne dit pas qu'il sait déjà vraiment ce qu'il doit faire, mais que, grâce au Ciel, le moment venu, il le saura. Si l'on pense que ce propos doit être pris très au sérieux, comment ne pas se dire que c'est là dans la bouche d'Auguste, depuis qu'il a appris le complot de Cinna et de Maxime, quelque chose de tout à fait nouveau ? Dans son grand monologue de la scène précédente, Auguste rejetait successivement toutes les solutions qu'il envisageait [28] et lorsque, au début de la scène 3, Livie lui proposait ses conseils, il lui répondait

Hélas! de quel conseil est capable mon âme [29] ?

…… Jusque-là, par conséquent l'irrésolution, le désarroi d'Auguste semblaient entiers et sans remède. Pour la première fois, il semble apercevoir une lueur et se dire qu'il va voir bientôt la fin du tunnel. Pour la première fois, il sent qu'il va trouver une solution, qu'il va trouver la solution.

…… Cette solution, Auguste l'a, en effet, trouvée lorsqu'il reparaît sur la scène au début de l'acte V : il veut, il va pardonner. Et c'est dans cette intention qu'il a fait venir Cinna. Mais, bien sûr, il n'entend pas lui annoncer tout de go qu'il lui pardonne. Outre qu'il est trop intimement persuadé de l'exceptionnelle grandeur de son geste pour ne pas chercher à lui donner, par une préparation appropriée, le plus grand relief possible, il veut aussi, à la fois pour le mettre à l'épreuve et pour que sa trahison reçoive quand même ainsi une sorte de châtiment symbolique, laisser Cinna croire jusqu'au dernier moment qu'il va le livrer au supplice. Et, derrière Auguste qui s'emploie à maintenir ainsi Cinna sur le gril, il y a évidemment Corneille qui veut, lui, pour ménager l'intérêt dramatique, que le spectateur continue à trembler pour sa vie.

…… Mais, si, dans tout ce qu'Auguste dit à Cinna, le lecteur attentif ne peut certes rien relever qui indique clairement ses intentions, il ne peut pas ne pas remarquer que le ton, que l'attitude de l'empereur, à l'acte V, sont visiblement changés. Il semble être sorti, non seulement du profond abattement, pour ne pas dire, avec Livie, du « désespoir » dans lequel l'avait plongé la découverte de la conspiration, mais même du désenchantement, pour ne pas dire du désarroi, qu'il connaissait déjà avant cette découverte et qui s'exprimaient dans les propos si désabusés qu'il tenait au début de l'acte II. L'homme qui s'adresse maintenant à Cinna est un monarque sûr de lui, sûr de sa légitimité [30]. On chercherait en vain, dans son long discours, quelque trace des remords qui l'assaillaient si violemment à l'acte précédent. Lui, dont la première réaction, lorsqu'il s'était retrouvé seul avec sa conscience après avoir entendu les révélations d'Euphorbe, avait été d'excuser les conjurés pour s'accuser lui-même [31], ne songe plus du tout désormais à chercher dans son propre passé ce qui pourrait servir à justifier Cinna, ou, du moins, à atténuer sa responsabilité. Bien au contraire, il s'emploie à lui rappeler longuement tout le bien qu'il lui a fait, toutes les faveurs dont il n'a cessé de le combler, et ne paraît penser qu'à souligner l'immensité de son ingratitude. Et, bien sûr, l'extrême dureté des propos d'Auguste ne peut que convaincre encore un peu plus Cinna qu'il n'a pas la moindre chance d'échapper à la mort. C'est ce que veut Auguste et, redisons-le, il est en cela pleinement d'accord avec le dramaturge qui veut, lui aussi, que le spectateur ou le lecteur qui découvre la pièce soit porté à ne pas donner cher des jours de Cinna.

…… Mais, si ce spectateur ou ce lecteur avait le temps de réfléchir, il s'étonnerait de voir qu'Auguste paraît avoir soudain surmonté non seulement le choc si brutal et si fort que lui a donné, il y a peu, la révélation de la trahison de Cinna et de Maxime, mais aussi cette crise morale qu'il traversait depuis bien des années déjà et qui l'avait amené à se confier à eux au début de l'acte II pour qu'ils décident à sa place de ce qu'il devait faire. Et ce spectateur ou ce lecteur se demanderait sans doute quel miracle avait bien pu se produire, pendant les deux ou trois heures au plus que représente le temps d'un entracte, pour expliquer une guérison si grande et si rapide. Et peut-être penserait-il alors qu'Auguste est sans doute sorti de son irrésolution et qu'il a déjà pris une décision, non pas celle de punir, qui ne pourrait expliquer qu'il semble se sentir maintenant réconcilié avec lui-même et avec son pouvoir, puisqu'il l'a déjà fait pour les dix conjurations précédentes sans réussir qu'à accroître à chaque fois sa lassitude de régner et son dégoût du sang versé, mais celle qu'il va annoncer tout à l'heure à Cinna, à Emilie et à Maxime  : le pardon.

…… Car, pour le spectateur ou le lecteur qui connaît déjà la pièce, il ne peut guère faire de doute que, si Auguste lui semble soudain transformé, au début de l'acte V, c'est parce qu'il a déjà devant lui un homme qui a déjà pardonné. S'il ne semble plus éprouver de lassitude et de remords, c'est parce que la décision de pardonner l'a réconcilié avec son passé, comme il nous l'apprendra, lorsque, au moment d'annoncer sa décision, il dira, en apostrophant la postérité  :

Conservez à jamais ma dernière victoire [32].

…… Le mot important, le mot capital, dans ce vers célèbre, c'est le mot « dernière ». Auguste ne songe plus maintenant à renier son passé, comme il le faisait, d'une certaine façon, lorsqu'il confiait à Cinna et à Maxime, au début de l'acte II :

J'ai souhaité l'Empire, et j'y suis parvenu
Mais en le souhaitant je ne l'ai point connu [33].

…… En présentant la victoire qu'il vient de remporter sur lui-même en pardonnant aux conjurés comme sa « dernière victoire », Auguste montre bien que, loin de songer à l'opposer aux victoires qui jadis l'ont peu à peu conduit jusqu'à l'Empire, il veut, au contraire, la situer dans le prolongement de ses victoires passées dont elle serait comme l'aboutissement et le couronnement. Or ces victoires passées qu'indirectement il célèbre ainsi en célébrant la « dernière », sont celles-là même qui faisaient naître en lui de violents et lancinants remords, lorsque, dans son monologue, il évoquait avec horreur tout le sang qu'il avait versé

Songe aux fleuves de sang où ton bras s'est baigné
De combien ont rougi les champs de Macédoine
Combien en a versé la défaite d'Antoine
Combien celle de Sexte, et revois tout d'un temp
Pérouse au sien noyée et tous ses habitants [34].

…… Manifestement le fait d'avoir pris la décision de pardonner a définitivement convaincu Auguste qu'il était vraiment le monarque idéal et que, par conséquent, tout le sang qu'il avait fait verser pour parvenir au pouvoir, n'était que le prix que Rome devait payer pour mériter d'être gouvernée par un souverain aussi sage [35]. Quoi qu'il en soit, en pardonnant aux conjurés, Auguste semble s'être aussi tout pardonné à lui-même et ne paraît plus éprouver, à la fin de la pièce, ni le moindre regret ni le moindre remords [36]. Mais, redisons-le, c'est dès le début de l'acte V, qu'Auguste semble avoir banni de son esprit tout ce qui ressemble à des regrets ou à des remords, et c'est une raison de plus de penser que sa décision est prise dès le début de l'acte V.

…… Ainsi donc, la très grande dureté qu'Auguste montre envers Cinna à la scène 1, l'extrême sévérité du jugement qu'il porte sur son « peu de mérite » [37], le fait qu'il ne songe aucunement à lui chercher des circonstances atténuantes, mais ne pense qu'à l'accabler le plus possible, loin d'être, comme le croient Cinna et le spectateur ou le lecteur naïf, les signes annonciateurs du châtiment mérité, sont, tout au contraire, les indices qu'Auguste, parce qu'il a pris la décision de pardonner, ne doute plus de sa légitimité [38]. D'ailleurs, cette dureté, cette sévérité se manifesteront encore au moment même où Auguste annoncera à Cinna qu'il lui pardonne, comme en témoignent les vers fameux

Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie
Et malgré la fureur de ton lâche destin
Je te la donne encor comme à mon assassin [39].

…… Ne nous étonnons pas si Auguste se montre si dur envers Cinna, alors même, à la scène 1 de l'acte V, qu'il a décidé de lui pardonner, alors même, à la scène 3, qu'il est en train de lui dire qu'il lui pardonne. Outre qu'on peut trouver que cette dureté ne laisse pas d'être justifiée, Auguste a besoin de souligner avec le plus de force possible toute la noirceur de la trahison de Cinna pour mieux souligner par là le caractère extraordinaire et quasi incroyable de sa clémence. Tout ce qui rend plus impardonnable le crime de Cinna, et notamment son attitude à la scène 1 de l'acte II, rend en même temps la clémence d'Auguste plus étonnante et plus admirable. Ainsi, s'il évoque si longuement , à la scène 1 de l'acte V, tous les bienfaits dont il a comblé Cinna, s'il insiste tant sur son ingratitude et sa déloyauté, s'il lui met si impitoyablement le nez dans son « peu de mérite », c'est parce que, en même temps qu'il veut rappeler à Cinna toutes les raisons qu'il a de ne pas lui pardonner, il veut se rappeler à lui-même toutes les raisons qui, parce qu'elle rendent son geste encore plus généreux, encore plus magnanime, le poussent en fait à pardonner.

…… Et, revenons-y, c'est aussi et sans doute surtout, parce que, en plein accord avec Corneille, il veut ménager ses effets. Ce souci de ménager ses effets se marque d'abord par le fait qu'il commence par demander à Cinna, d'une manière très insistante et très solennelle, de bien veiller à ne pas l'interrompre [40]. Il se marque ensuite surtout par l'habile progression du rappel de tout ce qu'il a fait pour Cinna [41], qui aboutit à cette chute si savamment calculée :

Tu t'en souviens, Cinna : tant d'heur et tant de gloir
Ne peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire
Mais ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer
Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner [42].

…… L'effet, assurément, est saisissant et Auguste, n'en doutons pas, en est sans doute presque aussi satisfait que Corneille lui-même. Mais ce premier effet, si saisissant qu'il fût, devait, dans l'esprit d'Auguste, servir à en préparer un autre, bien plus saisissant encore. Ce vaste mouvement, qui crée un si puissant contraste entre la longue énumération des bienfaits qu'a reçus Cinna et la brève chute finale : « et veux m'assassiner » , devait lui-même faire partie d'un mouvement beaucoup plus vaste qui aurait créé un contraste encore beaucoup plus puissant entre tout ce que dit Auguste dans cette scène et ce qu'il s'apprêtait à dire au moment où Corneille lui a coupé la parole en faisant entrer en scène Livie et Emilie. N'en doutons pas, le très long, très rigoureux et impitoyable réquisitoire prononcé contre Cinna par le procureur implacable que semble être Auguste dans cette scène, était, en réalité, destiné à préparer l'annonce de son acquittement. Cette annonce, n'en doutons pas non plus, Auguste l'avait soigneusement méditée pendant l'entracte et même, comme doit le faire tout acteur qui se respecte, il l'avait apprise par cœur. Hélas! nous ne saurons jamais ce qu'il comptait dire exactement.

…… Mais peut-être pouvons-nous nous en faire, malgré tout, une idée assez précise. Car il avait sans doute déjà prévu de prononcer le fameux « Soyons amis, » qu'il prononcera à la scène 3, ainsi que la suite des paroles qu'il adressera à Cinna. S'il est évidemment un peu plus difficile de savoir comment il l'aurait amené, on dispose cependant d'une indication très précieuse, puisque, très probablement, il a déjà commencé à le faire tout à la fin de la scène lorsqu'il dit à Cinna  :

Voyons si ta constance ira jusques au bout
Tu sais ce qui t'est dû, tu vois que je sais tout
Fais ton arrêt toi-même, et choisis tes supplices [43].

…… Qu'aurait répondu Cinna, si Livie n'était entrée en scène alors en amenant Emilie ? Aurait-il, après un instant de réflexion, car c'est un choix assurément qui mérite quelque réflexion, effectivement choisi tel ou tel type de mort ? Ou aurait-il décliné l'offre d'Auguste, en lui disant qu'il s'en remettait à lui ? Il me paraît bien difficile de répondre à cette question. Mais, quelle qu'ait été sa réponse, elle aurait permis à Auguste de lui répliquer, après un court instant d'un silence éminemment dramatique, que le « supplice » qu'il avait choisi, lui, pour Cinna, c'était la clémence [44].

…… Certes, cette interprétation peut sembler n'être, à ce moment de la pièce, qu'une hypothèse assez hasardeuse, mais, outre que l'idée d'amener de cette façon l'annonce de son pardon, peut avoir été suggérée à Auguste par une formule qu'a employée Livie lorsqu'elle lui a conseillé de faire sur Cinna l'expérience de la clémence  :

Faites son châtiment de sa confusion [45],

les derniers vers que prononcera Auguste à la fin de la scène 2, vont confirmer, après coup, d'une manière qui me paraît décisive, que les derniers vers de la scène 1 étaient bien directement destinés à préparer l'annonce imminente du pardon d'Auguste. Car, si Corneille a coupé ses effets à Auguste, à la fin de la scène 1, en introduisant Livie et Emilie au moment où il était sur le point d'annoncer à Cinna qu'il lui pardonnait, ce n'était, en réalité, que pour lui permettre de mieux les ménager encore, en les retardant un peu plus et en rendant, après la révélation que reçoit Auguste de la trahison d'Emilie, trahison sans doute encore plus douloureuse pour lui que celle de Cinna lui-même, l'annonce de son pardon encore plus stupéfiante. Et cette annonce, Auguste s'apprête de nouveau à faire à la fin de la scène 2, comme il s'apprêtait à la faire à la fin de la scène 1. Mais, bien sûr, il songe plus que jamais à ménager ses effets et à amener l'annonce de son pardon par des propos d'une ambiguïté soigneusement calculée. Et, sans le savoir, Emilie va lui faciliter la tâche, en lui demandant la grâce de les faire mourir ensemble, Cinna et elle :

Ensemble nous cherchons l'honneur d'un beau trépas 
Vous vouliez nous unir, ne nous séparez pas [46].

…… On le voit, cette ambiguïté qu'Auguste recherche pour tromper Cinna et Emilie, et que Corneille recherche avec lui pour tromper le spectateur ou le lecteur, il la trouve dans l'espèce de jeu de mots d'Emilie qui lui demande, puisqu'il voulait les « unir », Cinna et elle, de ne pas les « séparer ». Il va donc faire semblant d'accorder à Emilie la grâce qu'elle lui demande :

Oui, je vous unirai, couple ingrat et perfide
Et plus mon ennemi qu'Antoine ni Lépide
Oui, je vous unirai, puisque vous le voulez 
Il faut bien satisfaire aux feux dont vous brûlez
Et que tout l'univers, sachant ce qui m'anime
S'étonne du supplice aussi bien que de crime [47].

Dans ces derniers vers de la scène 2, Auguste ne se contente pas, comme dans les derniers vers de la scène 1, de préparer l'annonce de sa décision. Cette décision, il l'annonce déjà, mais d'une manière encore partielle (il n'annonce directement que sa décision de marier ensemble Cinna et Emilie, mais cette décision implique évidemment celle de leur pardonner) et volontairement ambiguê. Emilie lui a rappelé qu'il voulait les unir dans le mariage pour lui demander de les unir dans la mort. Aussi Auguste s'emploie-t-il à leur faire croire qu'il va bien, comme le lui demande Emilie, les unir dans la mort, alors qu'il est en train de leur annoncer, en réalité, qu'il va les unir dans le mariage. Et, comme à la scène 1, l'extrême sévérité des propos d'Auguste (« Couple ingrat et perfide, /Et plus mon ennemi qu'Antoine ni Lépide »), outre qu'elle témoigne une nouvelle fois du fait qu'Auguste a maintenant retrouvé une totale confiance dans sa légitimité, est destinée à mieux égarer Cinna et Emilie sur ses véritables intentions en même temps qu'à faire ressortir par avance l'extraordinaire maganimité du pardon qu'il va, aussitôt après, enfin leur annoncer clairement.

…… Que telle soit bien l'intention d'Auguste, Cinna et Emilie pourraient, d'ailleurs, le deviner assez aisément, s'ils n'étaient pas tellement persuadés que l'empereur ne peut que les condamner à mort et s'ils étaient capables, en un tel instant, de garder la tête assez froide pour analyser exactement les deux derniers vers prononcés par Auguste :

Et que tout l'univers, sachant ce qui m'anime
S'étonne du supplice aussi bien que du crime.

Ce qu'ils retiennent de ces deux vers, c'est surtout le mot qu'ils attendent, c'est-à-dire le mot « supplice ». Mais ils ne font guère attention au désir manifesté par d'Auguste d' « étonner l'univers ». Ou, s'ils y font attention, ils se disent seulement qu'Auguste a l'intention d'inventer pour eux un supplice particulièrement atroce, aussi effroyable que leur « crime ». Mais, s'ils étaient en situation de pouvoir réfléchir sereinement et s'ils avaient le temps de le faire, ils se diraient sans doute qu'en les faisant mettre à mort, Auguste pourrait difficilement avoir quelque chance d'étonner vraiment l'univers [48]. Comment Auguste pourrait-il espérer « étonner l'univers » par la mise à mort de Cinna et d'Emilie, puisqu'il a toujours fait mettre à mort ceux qui ont conspiré contre lui, puisque, comme il l'a rappelé à Livie [49], c'est ce que font tous les princes en pareil cas, puisque c'est ce à quoi tout le monde s'attend, à commencer par Cinna et par Emilie [50] ? Ce n'est donc aucunement par le fait même de faire mourir Cinna et Emilie qu'Auguste pourrait avoir quelque chance d'étonner un peu, mais seulement par la façon de les faire mourir. Mais, dans ce domaine où l'imagination humaine s'est depuis toujours beaucoup exercée et où les solutions ne sont, somme toute, pas illimitées, il paraît bien difficile d'inventer quelque chose de vraiment inédit et qui puisse véritablement « étonner l'univers ».

…… Mais tout ce qui fait qu'Auguste ne peut sérieusement espérer parvenir à « étonner l'univers » en faisant mourir Cinna et Emilie, de quelque façon que ce soit, tout cela fait aussi qu'en revanche, il aurait les meilleures chances d'y parvenir en ne les faisant pas mourir, et à plus forte raison en leur pardonnant. Il y a donc tout lieu de penser que, si Auguste déclare solennellement qu'il va « étonner l'univers », c'est parce qu'en effet il a décidé de pardonner et qu'il s'apprête à l'annoncer [51]. D'ailleurs, ce désir d' « étonner l'univers » annonce la solennelle et bien peu modeste [52] apostrophe à la postérité par laquelle Auguste fera enfin savoir qu'il a choisi la clémence :

………O siècles, ô mémoire
Conservez à jamais ma dernière victoire
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courrou
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous [53].

Et, si Auguste est presque certainement sur le point de pardonner à la fin de la scène 2, il est clair qu'il l'était déjà à la fin de la scène 1. Car, s'il n'avait pas été déjà décidé à pardonner, on voit mal comment la révélation du rôle joué par Emilie aurait pu brusquement le décider à le faire. Et l'on peut penser, au contraire, que l'espèce de querelle qui a éclaté entre Cinna et Emilie, chacun se disputant l'honneur d'avoir été le premier à vouloir la mort d'Auguste [54], n'aurait pu que remettre en question sa décision, si elle n'avait pas été déjà bien arrêtée. Ainsi il devient maintenant quasi évident que les dernières paroles qu'il adressait à Cinna, à la fin de la scène 1, étaient bien déjà destinées, elles aussi, à préparer l'annonce de la clémence. Et sans doute Auguste, qui demandait à Cinna de « choisir ses supplices », avait-il l'intention de reprendre ce mot de « supplice » pour amorcer cette annonce. Peut-être même, lorsqu'il dit à la fin de la scène 2 :

Et que tout l'univers, sachant ce qui m'anime
S'étonne du supplice aussi bien que du crime

ne fait-il que reprendre textuellement ce qu'à la fin de la scène 1, il se préparait à dire à Cinna [55] .

…… On peut même aller plus loin et se demander si, pour l'essentiel, Auguste, dans la célèbre tirade de la scène 3 dans laquelle il annoncera enfin qu'il a choisi le pardon [56], bien loin d'improviser sous le coup d'une soudaine exaltation, ne fera pas que prononcer enfin des mots qu'il aurait prononcés plus tôt, si l'auteur lui en avait laissé le loisir. Les propos qu'il tiendra à Cinna pourraient bien être ceux qu'il lui aurait tenus à la scène 1 [57], si leur tête-à-tête n'avait pris fin avec l'arrivée de Livie et d'Emilie, et que, sans doute, il s'apprêtait de nouveau à lui tenir à la fin de la scène 2 lorsque Maxime est arrivé. Et, bien sûr, ceux qu'il tiendra à Emilie, alors seraient aussi ceux qu'il s'apprêtait à lui tenir à la fin de la scène 2. Certes, ce ne sont là que des hypothèses, mais qui me semblent assez vraisemblables. De plus, si l'on ne peut évidemment prouver qu'Auguste reprend des vers qu'il n'a jamais prononçés, il y a dans cette tirade deux vers qui, faute de les reprendre textuellement, rappellent très étroitement deux vers qu'Auguste a effectivement prononçés à la scène précédente. Et, qui plus est, ces deux vers sont les deux premiers de la tirade. Comment ne pas remarquer, en effet, que les deux premiers que prononce Auguste après la confession de Maxime :

En est-ce assez, ô Ciel ! et le sort, pour me nuire
A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encore séduire [58] ?

ont une étroite parenté avec les deux premiers vers qu'il a prononcés, à la scène précédente, après avoir entendu Emilie lui raconter comment elle a fait jurer à Cinna de venger la mort de son père  :

Jusques à quand, ô Ciel, et par quelle raiso
Prendrez-vous contre moi des traits dans ma maison [59] ?

Il me semble que, si Corneille avait voulu suggérer qu'à la suite de la confession de Maxime, on assistait vraiment à une soudaine transformation, à une véritable métamorphose du personnage d'Auguste, il aurait trouvé mieux, pour marquer la naissance de cet homme nouveau, que de commencer par lui faire redire, en des termes très proches, ce qu'il avait dit à la scène précédente. Tout se passe, au contraire, comme s'il voulait nous faire comprendre que ce qu'Auguste va dire, il l'aurait dit plus tôt, s'il n'avait pas été interrompu.

…… Tous les critiques qui ont cru qu'Auguste ne se décidait à pardonner qu'au tout dernier moment, au moment même, pour ainsi dire, où il annonçait sa décision, se sont laissés abuser, me semble-t-il, et par l'habileté d'Auguste et par celle de Corneille, qui, l'un et l'autre, ont admirablement su ménager leurs effets. Selon toute vraisemblance, Auguste a déjà pris la décision de pardonner à Cinna, lorsqu'il reparaît sur la scène au début de l'acte V. Ebranlé par les propos de Livie à la scène 3 de l'acte IV, il s'est retiré ensuite dans la solitude de son cabinet pendant la fin de l'acte IV et la durée de l'entracte, et, au terme d'un dur débat intérieur, il a choisi le pardon. En prenant la décision de pardonner à Cinna, Auguste prenait déjà sans le savoir, puisqu'il ignorait encore tout du rôle qu'elle avait joué, celle de pardonner à Emilie. Outre qu'il n'y a que le premier pas qui coûte, et qu'après avoir pris la décision si difficile de pardonner à Cinna, il était presque plus facile à Auguste d'aller de l'avant que de s'arrêter en route ou de faire marche arrière, on peut penser que, si, sur le plan affectif, la trahison d'Emilie le touche sans doute encore plus que celle de Cinna [60], elle ne fait pourtant pas naître en lui autant de colère. C'est que la mort de Toranius qui a poussé Emilie à vouloir la mort d'Auguste, est aussi, de tous les événements sanglants qui ont marqué le passé de l'empereur, celui qui lui a donné le plus de remords [61]. Aussi, outre qu'il pourrait bien être enclin à penser qu'une femme est moins responsable de ses actes que ne l'est un homme [62], Auguste peut-il sans doute comprendre l'attitude d'Emilie un peu plus facilement, ou un peu moins difficilement qu'il ne comprend celle de Cinna [63]. Ainsi donc, non seulement la révélation du rôle capital joué par Emilie dans la conjuration ne pouvait être de nature à remettre en cause la décision de pardonner déjà prise à l'égard de Cinna, mais celle de pardonner à Emile était en quelque sorte virtuellement acquise à partir du moment où Auguste avait décidé de pardonner à Cinna. Et, si l'on peut dire que le pardon d'Emilie était déjà virtuellement acquis au début de l'acte V, à plus forte raison peut-on le dire de celui de Maxime. Il l'était d'autant plus qu'après avoir entendu la dénonciation d'Euphorbe, Auguste avait tout de suite annoncé qu'il était prêt à pardonner à Maxime [64]. Certes, sur la foi de ce que lui avait dit Euphorbe, il croyait alors que Maxime avait été pris de remords [65], et celui-ci, par sa confession, va lui ôter l'illusion qu'il avait dénoncé Cinna pour sauver sa vie et son trône. Toujours est-il que, vis-à-vis d'Auguste, Maxime apparaît beaucoup moins coupable que Cinna et Emilie [66], et que, décidé à pardonner à ceux-ci, Auguste ne pouvait guère hésiter à pardonner à celui-là.

…… On peut donc considérer qu'en réalité, la pièce est déjà virtuellement dénouée lorsque le rideau se lève sur le début de l'acte V. Mais Auguste et Corneille ont, l'un et l'autre, le goût et le sens du théâtre. Aussi vont-il s'employer l'un et l'autre à entretenir la tension et à maintenir dans l'attente leurs publics respectifs. Bien décidé à pardonner à Cinna, Auguste est bien décidé aussi à ne lui annoncer qu'il est acquitté qu'après lui avoir fait entendre un long et très sévère réquisitoire dans lequel il ne lui reconnaît aucune circonstance atténuante, et au terme duquel il semble ne lui accorder que la grâce de choisir lui-même son supplice. Et, au moment où il n'attend plus que la réponse de Cinna pour lui révéler qu'en dépit de tout, il lui pardonne, Corneille, qui n'attendait, lui aussi, que cet instant pour intervenir, fait entrer Livie et Emilie. Mais, s'il semble ainsi couper ses effets à Auguste, ce n'est, en réalité, que pour lui permettre de mieux les ménager encore, en lui offrant un plus vaste public, en prolongeant l'attente de Cinna, et surtout en rendant, après la révélation de la trahison de celle qui est comme sa fille adoptive et du rôle primordial qu'elle a joué dans la conjuration, encore plus incroyable l'annonce qu'il s'apprête à faire. Certes, dans la scène 2, Auguste doit faire face à une situation qu'il n'avait pas prévue, et, si tout ce qu'il disait dans la scène 1 avait été soigneusement prémédité et était destiné à amener le coup de théâtre qu'il avait préparé, il est maintenant quelque peu pris au dépourvu. Heureusement pour lui, Cinna et Emilie, sans le savoir, vont faire tout leur possible, en se disputant âprement l'un à l'autre la gloire d'avoir été le premier à vouloir sa mort, pour rendre le pardon d'Auguste encore plus inattendu. En faisant tout ce qu'il faut, semble-t-il, pour le pousser à bout et pour hâter la sentence qu'ils attendent, ils font à merveille le jeu d'Auguste et préparent de leur mieux l'annonce de la décision qu'ils attendent le moins. Aussi, quelque désagréable que cette scène puisse être pour Auguste, le comédien, pour ne pas dire le cabotin, qui est en lui ne doit pas laisser de s'en réjouir, en sentant approcher le moment psychologique où il va pouvoir se livrer au grand numéro qu'il a prémédité. Et ce moment psychologique, il va, en effet, l'avoir peu après, lorsque Emilie, poussée par le goût des images mélodramatiques qu'elle partage avec Corneille, va lui demander de l'unir avec Cinna dans la mort. Mais il avait compté sans le dramaturge qui va, de nouveau, lui couper ses effets, comme il l'avait fait à la fin de la scène 1, et, très habilement, pour mieux ménager la progression dramatique, il va intervenir un peu plus tard qu'à la scène 1, en attendant, cette fois-ci, le tout dernier moment  : à la fin de la scène 1, Auguste doit encore attendre la réponse de Cinna, avant de lui faire savoir quel « supplice » il lui a réservé, tandis qu'à la fin de la scène 2, il a déjà prononcé les premiers vers, qui sont volontairement ambigus, de la tirade au cours de laquelle il devait enfin lever l'ambiguïté et annoncer clairement sa décision, et il est interrompu, par l'arrivée de Maxime, au moment précis où il allait le faire.

…… Mais, en coupant de nouveau ses effets, Corneille ne songe, bien sûr, de nouveau, qu'à permettre à Auguste de donner à son geste encore plus de relief et d'éclat. Pour ce faire, il veut que Maxime soit là pour recevoir son pardon en même temps que Cinna et Emilie, même si le pardon qu'Auguste accorde à Maxime n'a évidemment pas la même portée que celui qu'il accorde à Cinna et à Emilie. Pour ce faire, il veut qu'Auguste entende d'abord la confession de Maxime. Car, même si la révélation des véritables mobiles qui ont poussé Maxime à dénoncer la conjuration, ne saurait évidemment causer à Auguste le même choc que lui ont causé d'abord, à la scène 1 de l'acte IV, la révélation de la conjuration, et, à la scène précédente, la révélation du rôle joué par Emilie, il n'en reste pas moins qu'elle lui ôte la seule illusion qu'il avait encore, celle de croire que Maxime avait éprouvé des remords et avait voulu le sauver. Ainsi son pardon paraîtra-t-il d'autant plus généreux et magnanime qu'au moment où il l'annoncera, il aura vraiment bu la coupe jusqu'à la lie et n'ignorera plus rien [67]. De plus, la confession de Maxime qui, s'il est sans doute moins coupable envers qu'Auguste que ne le sont Cinna et Emilie, n'en apparaît pas moins comme le plus criminel, puisque, comme il le souligne lui-même, il n'a pas trahi seulement son empereur, mais aussi son ami, sa maîtresse et son pays [68], et qu'il a trahi ceux-ci non pas pour de nobles raisons de devoir ou de vengeance, mais pour assouvir sa jalousie et servir sa passion amoureuse, cette confession par l'étalage sans complaisance de la turpitude de Maxime n'en fera que mieux ressortir la grandeur du pardon qu'Auguste va annoncer aussitôt après. Rien d'étonnant, par conséquent, si ce pardon semblera avoir un caractère miraculeux qui pourra faire croire à un soudain sursaut de la volonté. Et telle est bien, sans doute, l'impression qu'ont eue, comme l'auront beaucoup de critiques, Emilie et Cinna. Mais il est probable qu'en y réfléchissant après coup, qu'en repensant au ton et à l'attitude d'Auguste, qu'en se rappelant certaines de ses paroles et tout particulièrement celles qu'il a prononcées à la fin de la scène 2, ils sont arrivés peu à peu à la conclusion qu'Auguste avait déjà décidé de pardonner à Cinna avant de le convoquer, que la nouvelle de la trahison d'Emilie, si douloureuse qu'elle ait pu être, loin de remettre en cause une décision dont elle a seulement retardé l'annonce, l'a incité aussitôt à étendre son pardon à sa fille adoptive, un pardon dont l'annonce a été une nouvelle fois retardé par la confession de Maxime qui est arrivé juste à temps pour recevoir aussi le sien. Et sans doute, faute de savoir qu'en réalité, tout avait été réglé par le génie du dramaturge, se sont-ils dit, que, si Auguste avait assurément le sens du théâtre et savait ménager ses effets, le hasard n'aurait vraiment pas pu le servir mieux qu'il ne l'avait servi [69].


 

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NOTES :

[1] M. André Georges écrit au début de son article sur L'Evolution morale d'Auguste dans 'Cinna' ( L'Information littéraire , mars-avril 1982, p. 86) : « Sujet rebattu ? Si l'on veut. Mais a-t-on donné de la clémence d'Auguste dans Cinna  une explication qui satisfasse pleinement l'esprit ? Non. Il suffit pour s'en convaincre de lire les critiques ». M. André Georges a tout à fait raison de penser qu'aucun critique n'a jamais donné une explication pleinement satisfaisante de la clémence d'Auguste. Mais celle qu'il donne lui-même, à grand renforts de citations du Dictionnaire de théologie catholique, ne l'est pas davantage. Et on ne saurait le lui reprocher. Ce qu'on pourrait lui reprocher, en revanche, c'est d'avoir voulu à tout prix en donner une explication pleinement satisfaisante. Nul n'est jamais tenu à l'impossible. La tâche d'un critique n'est pas de donner toujours, pour tous les textes, une explication pleinement satisfaisante. Elle est, au contraire, de savoir reconnaître quand cela est possible et quand cela ne l'est pas.

[2] Paul Bénichou, Morales du grand siècle , Gallimard, 1948, p. 31.

[3] Octave Nadal, Le Sentiment de l'amour dans l'œuvre de Pierre Corneille, Gallimard, 1948, p. 135. Notons qu'il aurait été plus logique d'écrire que la solution du pardon était « aussi imprévue pour Auguste lui-même que pour les conjurés ».

[4] Voir Serge Doubrovsky,  Corneille et la dialectique du héros , Gallimard, 1963, p. 211. C'est aussi l'opinion de M. Georges Bousquié (Voir Corneille à travers 'Cinna' , Foucher, s.d., tome II, p. 34-35) et de René Jasinski, si l'on en juge par ces lignes : « Auguste (…) voudrait abdiquer. La trahison de Cinna et de Maxime, la haine d'Emilie qu'il aimait comme une fille, achèvent de l'accabler. Mais du fond de la douleur jaillit comme une grâce la magnanimité salvatrice. Il découvre tout d'un coup l'ineffable joie d'une grandeur qui efface les souillures du passé, fait triompher le meilleur de lui-même et répond à ses plus hauts destins » (Sur 'Cinna' , in Europe, avril-mai 1974, p. 127, repris dans À travers le XVIIe siècle, Nizet, 1981, tome I, p. 55). C'est aussi, semble-t-il, l'opinion de Mme Marie-Odile Sweetser qui écrit : « C'est à l'acte V qu'Auguste parviendra à saisir dans le moment fulgurant du pardon, la vérité : il doit fonder le nouvel ordre non par la force et par la crainte (…) »(La Dramaturgie de Corneille, Droz, 1977, p. 122). C'est également après la confession de Maxime que M. Germain Poirier paraît situer la décision d'Auguste : « Maxime s'est tu. Octave se tait lui aussi : il 'réfléchit' » (Corneille et la vertu de prudence , Droz, 1984, p. 257).Tel semble bien être encore le point de vue de M. Alain Couprie qui, dans son édition de Cinna  (Le Livre de poche, 1987, p. 114), voit dans le geste d'Auguste « un effort prodigieux sur soi, quasi instantané ».

[5] Le Pardon d'Auguste dans 'Cinna', La Table ronde, n° 158.

[6] Dans ses Commentaires de Corneille  (1774), Voltaire nous apprend que le rôle de Livie est supprimé depuis une trentaine d'années, et il approuve cette suppression (Voir Voltaire, Œuvres complètes , E. A. Lequien, 1823, tome 48, p. 316). Le rôle fut rétabli épisodiquement pour Mlle Raucourt qui le joua devant Napoléon. Rétabli de nouveau en 1860 au Théâtre Français pour Mme Guyon, il fut de nouveau supprimé à sa mort en 1878 (Voir Georges Bousquié, Op. cit. , tome II, p. 39-40 et Petit de Julleville, édition de Cinna , Hachette, 1886, p. 129, note 3).Cette supression semble avoir eu deux raisons principales. D'une part les théoriciens de la dramaturgie classique admettaient difficilement l'apparition d'un personnage nouveau si près du dénouement, à l'instar de Voltaire qui écrit dans ses Commentaires : « Rien ne révolte plus que de voir un personnage s'introduire sur la fin sans avoir été annoncé, et se mêler des intérêts de la pièce sans y être nécessaire » (Loc. cit.). On estimait, d'autre part, qu'il valait mieux qu'Auguste parût se décider tout seul au pardon et qu'il ne pût être soupçonné de le faire pour suivre les conseils de sa femme. Et c'est encore l'opinion de Voltaire : « Le conseil que Livie donne à Auguste est rapporté dans l'histoire; mais il fait un très mauvais effet dans la tragédie. Il ôte à Auguste la gloire de prendre lui-même un parti généreux. Auguste répond à Livie : Vous m'aviez bien promis des conseils d'une femme; vous me tenez parole;  et après ces vers comiques il suit ces mêmes conseils. Cette conduite l'avilit » (Loc. cit.).

[7] Acte IV, scène 3, vers 1199.

[8] Vers 1210-1216. Rappelons que toute la tirade de Livie (vers 1199-1216) reprend de très près les propos que lui prête Sénèque dans le De Clementia.

[9] Dans le De Clementia, Livie employait une comparaison médicale qui reflétait bien la tournure pragmatique de son esprit : « Fac quod medici solent : qui ubi usitata remedia non procedunt, temptant contraria» (Sénèque, Traités philosophiques, Garnier, 1955, tome II, p. 182). On s'étonne un peu que Corneille ne l'ait pas reprise. Mais les contraintes de la versification l'en ont peut-être empêché.

[10] Rappelons les vers fameux de Rodrigue (Le Cid , acte II, scène 2, vers 411-412) :

……… Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître
……… Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.

[11] Voir acte V, scène III, vers 1725-1728  :

……… Ma haine va mourir, que j'ai crue immortelle
……… Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidèle
……… Et prenant désormais cette haine en horreur
……… L'ardeur de vous servir succède à sa fureur.

[12] Rappelons ce que Livie prédit à Auguste à la fin de la pièce (acte V, scène 3, vers 1757-1764) :

……… Après cette action vous n'avez rien à craindre
……… On portera le joug désormais sans se plaindre
……… Et les plus indomptés, renversant leurs projets,
……… Mettront toute leur gloire à mourir vos sujet
……… Aucun lâche dessein, aucune ingrate envie
……… N'attaquera le cours d'une si belle vi
……… Jamais plus d'assassins ni de conspirateurs
……… Vous avez trouvé l'art d'être maître des cœurs.

[13] Vers 1217-1220.

[14] Vers 1221-1228.

[15] Vers 1229-1232.

[16] C'est d'ailleurs ce qu'il s'est déjà dit lui-même, à la scène 1 de l'acte II. Après avoir évoqué les destins contraires du « cruel » Sylla qui a abdiqué et est mort dans son lit, et du « débonnaire » César qui a gardé le pouvoir et a été assassiné (voir vers 377-384), il ajoutait (vers 385-392) :

……… Ces exemples récents suffiraient pour m'instruire,
……… Si par l'exemple seul on se devait conduire
……… L'un m'invite à le suivre et l'autre me fait peur
……… Mais l'exemple souvent n'est qu'un miroir trompeu
……… Et l'ordre du destin qui gêne nos pensée
……… N'est pas toujours écrit dans les choses passées :
……… Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,
……… Et par où l'un périt, un autre est conservé.

[17] Vers 1233-1236.

[18] Elle s'exprimait déjà à la scène précédente dans le fameux monologue  : « La vie est peu de chose », disait notamment Auguste (vers 1177).

[19] Vers 1237-1242.

[20] Vers 1243-1244.

[21]

[22] Acte V, scène 3, vers 1696.

[23] Vers 1245-1246. Auguste fait, bien sûr, allusion au vers de Livie qui lui a dit au début de la scène (vers 1297) :

[24]……… Mais écouteriez-vous les conseils d'une femme ?

Rappelons que Corneille, comme dans tout le début de la scène, suit ici de très près Sénèque, pour ne pas dire qu'il le traduit, puisque, dans le De Clementia , le discours prêté à Livie commence ainsi  : « Admittis, inquit, muliebre consilium ?» (Op. cit. , p. 180-182).

[25] C'est ce qu'a bien vu M. Jacques Laurens : « La mauvaise humeur d'Auguste prouve qu'il est secrètement touché : on ne refuse si violemment que ce qui tente déjà » (La tragédie sans tragique. Le néo-stoïcisme dans l'œuvre de Pierre Corneille, A. Colin, 1966, p. 276). Mais on peut penser que son « ne… que » est très imprudent : ce qui est sans doute vrai ici dans le cas d'Auguste ne l'est certainement pas toujours et il peut fort bien arriver (et c'est même, probablement, beaucoup plus fréquent) que l'on refuse violemment ce qui ne tente pas du tout, voire ce qui fait horreur.

[26] Vers 1247-1254.

[27] Vers 1255-1262. Auguste sort alors et Livie reste seule en scène pour prononcer les quatre derniers vers (1263-1266)  :

……… Il m'échappe, suivons, et forçons-le de voir
……… Qu'il peut en faisant grâce affermir son pouvoir,
……… Et qu'enfin la clémence est la plus belle marque
……… Qui fasse à l'univers connaître un vrai monarque.

Ces vers ont le mérite de bien faire ressortir les deux perspectives que Livie a successivement adoptées dans la scène pour conseiller la clémence à Auguste. La suite de la pièce ne nous permettra pas de savoir si Livie a effectivement pu revoir Auguste entre l'acte IV et l'acte V, mais on peut penser que celui-ci a fait en sorte de l'en empêcher.

[28] M. André Georges a bien vu, lui, l'importance de ce vers, mais il a eu tort de faire un sort au mot « ciel ». Voici ce qu'il écrit, après avoir cité le vers  : « Ainsi, contrairement à ce qu'on affirme habituellement, l'intervention de Livie est loin d'avoir eu un effet purement négatif. Elle a irrité Auguste, mais elle l'a conduit aussi à se tourner vers le ciel, dont il attend désormais le secours sans lequel il se reconnaît incapable de sortir de l'indécision où il se débat. Et comme reconnaître son incapacité et mettre sa confiance dans l'aide du ciel est une attitude que l'homme ne peut adopter sans le secours de la grâce, il s'ensuit que le conseil de Livie constitue pour Auguste une grâce extérieure, qui a permis à la grâce intérieure de produire son effet » (Op. cit. , p. 89). M. André Georges a tout à fait raison de s'appuyer sur ce vers pour affirmer que « l'intervention de Livie est loin d'avoir eu un effet purement négatif », mais il a tort de donner ici un sens véritablement religieux au mot « ciel ». Ce n'est guère ici qu'une image, qu'une façon commode de parler. Ce n'est pas le lieu, ce serait beaucoup trop long, de discuter à fond la thèse de M. André Georges. Mais l'on peut penser qu'en bon héros cornélien, Auguste compte d'abord sur lui-même, que c'est de lui-même, de son esprit, qu'il attend la lumière. Et son attitude et ses propos, au moment du pardon final, confirmeront pleinement cette impression. Ajoutons que M. André Georges ne semble pas tenir compte de l'évolution des propos de Livie au cours de la scène. Voici, en effet, comment il résume ce qu'elle dit à Auguste : « Livie lui conseille la clémence. Non, assurément une clémence feinte, politique, mais sincère, authentique, dictée par la bonté, la générosité, l'amour : cette clémence est 'la vertu la plus digne des rois'; par elle, il acquerra la maîtrise de soi, se gagnera les cœurs et servira sa renommée » (Ibidem ).

[29] Comme il le constatait lui-même (vers 1188-1189)  :

……… O rigoureux combat d'un cœur irrésolu
……… Qui fuit en même temps tout ce qu'il se propose.

[30] Vers 1198.

[31] Comme l'a bien vu M. Maurice Descotes : « Ce n'est plus le bouillonnement de sentiments contradictoires, mais déjà la maîtrise conquise qui va aboutir au 'Je le suis, je veux l'être' » (Les Grands Rôles du théâtre de Corneille, P.U.F., 1962, p. 196.

[32] Rappelons que, si Corneille s'est souvenu des propos que Sénèque a prêtés à Auguste, pour écrire le monologue de la scène 2 de l'acte IV, il les a beaucoup développés. Il n'a pas seulement, comme Sénèque, fait ressortir l'irrésolution d'Auguste; il a aussi beaucoup insisté sur la force de ses remords. Chez Corneille, le premier mouvement d'Auguste est de s'accuser lui-même (vers 1130-1148) avant d'accuser Cinna (vers 1149-1161), alors que c'était l'inverse chez Sénèque. C'est seulement chez Corneille qu'Auguste évoque de façon précise tout le sang que sa marche vers le pouvoir a fait couler, en rappelant les batailles et les massacres qui l'ont jalonnée.

[33] Acte V, scène 3, vers 1697. Il convient aussi de relever le vers que prononce Auguste au début de la scène, lorsqu'il dit à Maxime (vers 1669) :

……… C'est à toi que je dois et le jour et l'empire.

Ce vers me paraît très important parce qu'il confirme, d'une manière tout à fait décisive, l'impression très forte qu'Auguste nous donnait depuis le début de l'acte d'être maintenant réconcilié avec la vie et avec le pouvoir. On voit donc que cette réconciliation est déjà faite alors même que, selon beaucoup de critiques, Auguste n'aurait pas encore pris la décision de pardonner. On aimerait alors que ces critiques nous expliquent pourquoi, si Auguste n'a pas encore pris de décision, s'il est toujours en pleine irrésolution, il semble être maintenant sorti de la profonde crise morale dans laquelle il était plongé et avoir totalement surmonté son dégoût du pouvoir et sa lassitude de la vie.

Notons que, si c'est seulement le geste de la clémence qui va réconcilier vraiment Auguste avec son passé et son pouvoir, cette réconciliation n'en aura pas moins été préparée par tout ce que Cinna a dit, à la scène 1 de l'acte II, pour le décider à conserver le pouvoir. Car la démonstration de Cinna était si convaincante que la découverte, par la suite, des véritables mobiles qui l'avaient poussé à parler ainsi, semble ne lui avoir rien ôté de sa force dans l'esprit d'Auguste, qui, contrairement à certains critiques, reste apparemment persuadé que, quelles qu'aient été les raisons qui l'ont fait parler, Cinna n'en a pas moins exprimé sa véritable pensée. S'interrogeant devant lui sur les mobiles qui l'ont fait agir, il lui dit, en effet (vers 1501-1504) :

……… Quel était ton dessein, et que prétendais-tu
……… Après m'avoir au temple à tes pieds abattu ?
……… Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique ?
……… Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,
……… Son salut désormais dépend d'un souverain
……… Qui pour tout conserver tienne tout en sa main.

D'ailleurs, lorsque, à la suite de la découverte de la trahison de Cinna, il est repris, comme au début de l'acte II, par l'envie d'abdiquer, il n'en garde pas moins, et c'est là l'effet des propos de Cinna, le sentiment d'avoir été utile à son pays, puisque, nous l'avons vu, apostrophant Rome, il lui dit (acte IV, scène 3, vers 1222-1224)  :

……… Si je t'ai mise aux fers, moi-même je les brise,
……… Et te rends ton Etat après l'avoir conquis
……… Plus paisible et plus grand que je ne te l'ai pris.

Ainsi donc, on peut dire qu'en persuadant Auguste de ne pas abdiquer, Cinna lui a fait faire, sans s'en douter, un premier pas décif sur la voie qui le mènera à la clémence, alors même, qu'en lui donnant un tel conseil dans le but de pouvoir, comme prévu, l'assassiner le lendemain, il a rendu sa trahison encore beaucoup plus noire et donc, à première vue, encore bien plus difficilement pardonnable.

[34] Acte II, scène 1, vers 371-372.

[35] Acte II, scène 4, vers 1132-1136.

[36] C'est, d'ailleurs, ce que Cinna lui avait dit à la scène 1 de l'acte II (vers 606-609) :

……… Votre Rome à genoux vous parle par ma bouche.
……… Considérez le prix que vous avez coûté;
……… Non pas qu'elle vous croie avoir trop acheté;
………Des maux qu'elle a soufferts elle est trop bien payée.

[37] On peut, d'ailleurs, le déplorer et regretter qu'Auguste n'ait pas jugé bon d'annoncer, dans les derniers vers, qu'il allait faire déposer une gerbe sur la tombe de Toranius et élever un monument à la mémoire des habitants de Pérouse et de toutes les victimes innocentes que son ascension a causées. D'une manière plus générale, il est permis de penser que l'espèce de canonisation d'Auguste à laquelle on assiste à la fin de Cinna , a, étant donné que certains de ses exploits passés ressemblent fort à ce que, de nos jours, on appelle des crimes de guerre, quelque chose d'indécent.

[38] Voir les vers 1517-1532 :

……… Apprends à te connaître et descends en toi-même  :
……… On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime,
……… Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des vœux,
……… Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux;
……… Mais tu ferais pitié à tous ceux qu'elle irrite,
……… Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
……… Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
……… Conte-moi tes vertus et tes rares travaux,
……… Les rares qualités par où tu m'as dû plaire,
……… Et tout ce qui t'élèves au-dessus du vulgaire.
……… Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient :
……… Elle seule t'élève, et seule te soutient;
……… C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne
……… Tu n'as crédit ni rang qu'autant qu'elle t'en donne
……… Et pour te faire choir je n'aurais aujourd'hui
……… Qu'à retirer la main qui seule est ton appui.

À vrai dire, en lisant ces vers, on serait tenté de se demander pourquoi diable Auguste a cru bon de faire de Cinna son favori, et il est surprenant que quelque critique féru de freudisme n'ait pas songé à les utiliser pour soutenir qu'Auguste nourrissait pour Cinna des sentiments ambigus. Mais gageons que les mots dépassent ici la pensée d'Auguste. S'il a décidé de pardonner à Cinna, l'idée qu'il ait pu, malgré son inexpérience, prétendre occuper sa place, le blesse dans la conscience, assurémment très grande, qu'il a et de l'extrême lourdeur de ses fonctions et de sa propre capacité à les remplir.

[39] Rappelons, d'ailleurs que, chez Sénèque, c'est à la fin du long réquisitoire qu'il prononce contre lui, et dont Corneille s'est largement inspiré, qu'Auguste, sans transition, annonce à Cinna qu'il lui pardonne (Voir Op. cit., p. 184).

[40] Acte V, scène 3, vers 1701-1704.

[41] Voir les vers 1425-1431 :

……… Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose
……… Observe exactement la loi que je t'impose :
……… Prête, sans me troubler, l'oreille à mes discours;
……… D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interromps le cours.
……… Tiens ta langue captive, et si ce grand silence
……… À ton émotion fait quelque violence,
……… Tu pourras me répondre après tout à loisir.
……… Sur ce point seulement contente mon désir.

[42] Voir vers 1435-1472.

[43] Vers 1473-1476.

[44] Vers 1559-1561.

[45] M. André Georges interprète différemment la dernière réplique d'Auguste. Selon lui, au début de l'acte V, Auguste n'a pas encore tout à fait décidé de pardonner à Cinna. Il ne songe à le faire que « pour autant que Cinna se repente » (Op. cit., p. 89). Sa dureté, dans cette scène, s'expliquerait donc par le désir « d'amener Cinna à prendre conscience de la gravité de sa faute » (Ibidem.). Et lorsqu'à la fin de la scène, il l'invite à « choisir ses supplices », « il ne veut toujours que le forcer à prendre conscience de son crime, car s'il en découvrait la noirceur, peut-être s'en repentirait-il » (Ibidem.).

[46] Acte IV, scène 3, vers 1210.

[47] Acte V, scène 2, vers 1655-1656.

[48] Vers 1657-1662.

[49] C'est ce qu'a bien vu M. André Georges qui demande « quel supplice, eu égard à l'énormité du crime, serait de nature à 'étonner' l'univers ? » (Op. cit., p. 90). Mais, s'il a bien compris que la réplique d'Auguste était ambiguê, il me paraît compliquer un peu trop les choses en donnant un sens différent aux deux « je vous unirai » d'Auguste : « La rencontre de l'idée d'union dans la haine, l'amour et la mort exprimée par Emilie ('Unissant nos désirs nous unîmes nos haines', V. 1650; 'Vous vouliez nous unir…', V. 1656) avec les sentiments amers qu'éprouve à ce moment Auguste provoque chez ce dernier une réaction indélibérée qui amène sur ses lèvres les deux premiers vers, durs de vocabulaire et de ton, de sa repartie : 'Oui, je vous unirai…'. Il est clair en effet que si Emilie n'avait point sollicité la faveur d'être unie à son amant dans la mort, ses propos eussent été autres. Peut-être aussi a-t-il ressenti un mouvement de vengeance sadique comme celui qui lui vint à la fin de son monologue de l'acte IV (V. 1179-1186). Mais, tout de suite, il s'est ressaisi. Sous l'action de la grâce, il prend conscience des paroles qu'il vient de prononcer et, réprimant son irritation, il répète sur un ton adouci, bien que toujours empreint d'amertume, les mots : 'Oui, je vous unirai…' par lesquels, cette fois, il s'engage délibérément  à unir les deux amants dans le mariage » (Ibidem ). Si l'interprétation de M. André Georges est certes subtile, c'est, à mon sens, inutilement. En effet, bien qu'il pense que, depuis l'intervention de Livie, Auguste a envie de pardonner, il n'a pas compris que sa décision était déjà prise, et que, depuis le lever du rideau au début de l'acte V, il n'attendait, pour le faire, que d'être arrivé au moment psychologique, afin que son geste produisît le plus grand effet possible. Selon M. André Georges, Auguste attend vainement, tout au long de la scène 2, que Cinna et Emilie donnent des signes de repentir. C'est seulement tout à la fin de la scène, entre le premier « Oui, je vous unirai » et le second que « l'action de la grâce » l'amène soudainement à « dépasser ce stade » et à leur pardonner « avant même qu'ils ne manifestent le moindre signe de repentir et alors même qu'ils le bravent et sollicitent la mort » (pp. 89-90).

[50] Voir Acte IV, scène 3, vers 1248-1254 (Loc. cit.).

[51] Rappelons ce que Cinna lui a dit (c'est par là qu'il a conclu) à la scène précédente (vers 1554-1556) :

……… Je sais ce que j'ai fait, et ce qu'il vous faut faire :
……… Vous devez un exemple à la postérité,
……… Et mon trépas importe à votre sûreté

et ce qu'Emilie lui a dit, au début de la scène, lorsqu'elle lui a appris que c'était elle qui avait demandé à Cinna de venger Toranius (vers 1581-1586)  :

……… Et je vous viens, seigneur, offrir une victime,
……… Non pour sauver sa vie en me chargeant du crime :
……… Son trépas est trop juste après son attentat,
……… Et toute excuse est vaine en un crime d'Etat :
……… Mourir en sa présence, et rejoindre mon père,
……… C'est tout ce qui m'amène et tout ce que j'espère.

50 On ne saurait donc, me semble-t-il, être plus mal inspiré que M. Georges Bousquié qui, pour prouver que le pardon d'Auguste n'était pas prémédité, invoque précisément le vers qui, plus que tout autre sans doute, prouve le contraire. Voici ce qu'il écrit : Auguste « se vengera de façon que l'univers

……… S'étonne du supplice aussi bien que du crime  (v. 1662);

cette simple indication dément assez que le pardon soit prémédité » (Op. cit., tome II, p. 34).

[52] Il y en a bien d'autres, mais c'est une raison de penser que, quoi que puisse dire, M. André Georges, la clémence d'Auguste s'explique autrement que par l'action de la grâce.

[53] Acte V, scène 3, vers 1697-1700.

[54] Voir acte V scène 2, vers 1625-1644.

[55] On peut encore invoquer en faveur de cette hypothèse le fait que le vers 1662 :

……… S'étonne du supplice ausi bien que du crime

ne  reprend pas seulement le mot « supplice » déjà employé par Auguste dans la dernière réplique de la scène 1, mais aussi le mot « crime », puisqu'il disait à Cinna (vers 1558) :

……… Et loin de t'excuser, tu couronnes ton crime.

[56] Acte V, scène 3, vers 1693-1714.

[57] Pour retrouver ce qu'Auguste s'apprêtait à dire à Cinna à la fin de la scène 1, il faudrait donc reprendre à la fois les deux derniers vers de la scène 2, qui auraient servi de transition et les vers célèbres de la scène 3. D'ailleurs, ces vers, dans lesquels, au moment où il pardonne à Cinna, Auguste lui rappelle tous les bienfaits dont il n'a cessé de le combler et la façon dont il en a été payé, font directement écho au grand réquisitoire qu'il a prononçé à la scène 1, dont ils sont comme le résumé. Et la façon dont, dans les vers 1702-1704 :

……… Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
……… Et malgré la fureur de ton lâche destin,
……… Je te la donne encore comme à mon assassin

le mot « assassin » est amené et souligné par le chiasme de la construction, n'est pas sans rappeler la façon si saisissante dont Auguste, à la scène 1, avait su amener le mot 'assassiner'.

[58] Acte V, scène 3, vers 1693-1694.

[59] Acte V scène 2, vers 1587-1588.

[60] Comment en témoigne la douloureuse exclamation : « Et toi, ma fille, aussi ! » (Acte V, scène 2 vers 1564), qu'il pousse en apprenant qu'Emilie fait partie du complot, exclamation évidemment inspirée par le fameux « Tu quoque, fili ! » prêté à César (qui, d'ailleurs se serait exprimé en grec, comme le faisaient volontiers les Romains cultivés dans les grandes circonstances), lorsqu'il se vit, et se sentit, poignardé par Brutus.

[61] Lorsqu'il se remémore, dans son monologue, les épisodes les plus sanglants qui ont marqué son accession au pouvoir, il ne suit pas l'odre chronologique, mais un ordre qui correspond à un sentiment croissant de remords et d'horreur, rappelant d'abord les batailles (Philippes, Actium, Nauloque), puis le massacre des habitants de Pérouse, et enfin les proscriptions du second triumvirat avec la mort de Toranius qu'il évoque en ces termes (acte IV, scène 2, vers 1137-1140) :

……… Remets dans ton esprit, après tant de carnages
……… De tes proscriptions les sanglantes images,
……… Où toi-même, des tiens devenu le bourreau,
……… Au sein de ton tuteur enfonça le couteau.

Il lui est donc assez facile d'imaginer que la même mort qui nourrit ses remords, peut, ou du moins a pu autrefois susciter chez Emilie un profond ressentiment. Et, de fait, même s'il tend à penser qu'avec le temps, ses bienfaits ont sans doute réussi à désarmer Emilie, il est tout fait conscient que la mort de son père a dû longtemps alimenter son « aigreur ». Rappelons-nous, en effet, en quels termes, il annonce à Cinna qu'il lui donne Emilie pour épouse (acte II, scène 1, vers 1637-1642)  :

……… Pour épouse, Cinna, je vous donne Emilie
……… Vous savez qu'elle tient la place de Julie,
……… Et que si nos malheurs et la nécessité
……… M'ont fait traiter son père avec sévérité,
……… Mon épargne depuis en sa faveur ouverte
……… Doit avoir adouci l'aigreur de cette perte.

Notons, au passage, car il y a finalement pas mal de petites maladresses de ce genre dans Cinna, que Corneille a été assez mal inspiré en faisant dire à Auguste qu'il avait dû « traiter avec sévérité » le père d'Emilie. Même si le mot « sévérité » avait souvent au XVIIe siècle un sens plus fort que de nos jours, on peut penser qu'en l'occurrence il est encore trop faible.

[62] On peut, en effet, suspecter Auguste d'être quelque peu misogyne, si l'on se souvient de ce qu'il a dit à Livie (acte IV, scène 3, vers 1245-1246) :

……… Vous m'aviez bien promis des conseils d'une femme :
……… Vous me tenez parole, et c'en sont là, madame.

[63] Si l'on admet qu'Auguste est déjà pleinement décidé à pardonner à Cinna dès le début de l'acte V, sa décision apparaît d'autant plus méritoire qu'il ignore encore les véritables mobiles qui l'ont fait agir (il ne les apprendra qu'à la scène 2), et que l'apologie du pouvoir monarchique à laquelle s'est livré Cinna à la scène 1 de l'acte II, l'incite à penser qu'il n'a pu agir que par ambition politique et il ne manque pas de l'en accuser (acte V, scène 1, vers 1499-1509) :

……… Quel était ton dessein, et que prétendais-tu
……… Après m'avoir au temple à tes pieds abattu ?
……… Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique !
……… Si j'ai bien entendu tantôt ta politique,
……… Son salut désormais dépend d'un souverain
……… Qui pour tout conserver tienne tout en sa main;
……… Et si sa liberté te faisait entreprendre,
……… Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre;
……… Tu l'aurais acceptée au nom de tout l'Etat,
……… Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.
……… Quel était donc ton but ? D'y régner en ma place ?

[64] Rappelons qu'après avoir donné à voix basse à Polyclète des ordres concernant évidemment Cinna et les autres conjurés, Auguste ajoutait tout haut (acte IV, scène 1, vers 1101-1102) :

……… Qu'Eraste en même temps aille dire à Maxime
……… Qu'il vienne recevoir le pardon de son crime.

[65] Le pardon qu'Auguste est dès lors prêt à accorder à Maxime n'est pas encore le pardon total et gratuit qu'il sera prêt à accorder à Cinna au début de l'acte V. Auguste le justifie, en effet, par le repentir de Maxime (vers 1117) :

……… Il n'est crime envers moi qu'un repentir n'efface.

En revanche, lorsqu'à la fin 1 de la scène 1 de l'acte V, Auguste s'apprêtera à annoncer à Cinna qu'il lui pardonne, non seulement celui-ci n'aura exprimé aucun mot de regret ou de repentir, mais il s'y sera même refusé de la manière la plus catégorique, en disant à Auguste (vers 1551_1552) :

……… N'attendez point de moi d'infâmes repentirs,
……… D'inutiles regrets, ni de honteux soupirs.

C'est seulement lorsque Auguste leur aura annoncé qu'il leur pardonne que Cinna et Emilie exprimeront leur repentir. Mais, si, à l'évidence, Auguste a encore un grand pas à franchir sur la voie qui le mènera à la clémence finale, il n'en reste pas moins que le fait qu'il se déclare tout de suite prêt à pardonner à Maxime, montre bien qu'il est déjà porté à pardonner. Ce n'est, d'ailleurs, pas tout à fait une surprise, puisque, à la scène 1 de l'acte III, pour apaiser les scrupules de Maxime qui hésitait à dénoncer Cinna de peur de perdre avec lui tous les autres conjurés, Euphorbe lui disait (vers 764-766) :

……… Auguste s'est lassé d'être si rigoureux.
……… En ces occasions, ennuyé de supplices,
……… Ayant puni les chefs, il pardonne aux complices.

Il est donc clair qu'Auguste n'est plus, et depuis longtemps déjà, le tyran impitoyable et sanguinaire que nous dépeignent Emilie et Cinna à l'acte I. À vrai dire, on l'avait vite compris en l'entendant se confier à Cinna et à Maxime au début de l'acte II. Quelle que soit, dans l'histoire de l'évolution psychologique et morale d'Auguste, l'importance du pardon qu'il va accorder à Cinna et et Maxime à la fin de la pièce, il n'est que l'étape ultime d'une accession à la véritable sagesse commencée depuis bien des années sans doute. Qu'un homme qui, comme Auguste, a commis dans le passé des actes tels que ceux qu'Emilie, Cinna et lui-même rappellent abondamment, puisse finir par devenir un modèle de générosité et de magnanimité, n'est déjà pas sans poser un assez difficile problème de vraisemblance et de cohérence psychologiques. Et il aurait été évidemment tout à fait invraisemblable qu'une telle métamorphose s'opérât en une seule journée, voire en quelques heures.

[66] N'oublions pas qu'au contraire de Cinna, qui, à la scène 1 de l'acte II, a pressé Auguste de ne pas quitter le pouvoir afin de pouvoir l'assassiner le lendemain, Maxime, lui, lui avait conseillé d'abdiquer, ce qui revenait à essayer de lui sauver la vie.

[67] Bien au contraire, s'il ignorera encore quelque chose, c'est une chose qui aurait plaidé en faveur de Cinna, à savoir les violents remords qu'il a éprouvés à partir de l'acte III et les efforts désespérés qu'il a déployés pour essayer de fléchir Emilie et de la faire renoncer à sa vengeance.

[68] Voir les vers 1689-1690 :

……… J'ai trahi mon ami, ma maîtresse, mon maître,
……… Ma gloire, mon pays, par l'avis de ce traître.

[69] Article paru dans XVIIe siècle, n° 178, janvier-mars 1993, pp. 139-156.

 

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